The Project Gutenberg eBook of Le Horla



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Title: Le Horla



Author: Guy de Maupassant



Release date: January 1, 2004 [eBook #10775]

Most recently updated: October 28, 2024



Language: French



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*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE HORLA ***


GUY DE MAUPASSANT



Le Horla







1887
















LE HORLA








8 mai. — Quelle journée admirable ! J'ai
passé toute la matinée étendu sur l'herbe,
devant ma maison, sous l'énorme platane
qui la couvre, l'abrite et l'ombrage tout entière.
J'aime ce pays, et j'aime y vivre parce
que j'y ai mes racines, ces profondes et délicates
racines, qui attachent un homme à
la terre où sont nés et morts ses aïeux, qui
l'attachent à ce qu'on pense et à ce qu'on
mange, aux usages comme aux nourritures,
aux locutions locales, aux intonations
des paysans, aux odeurs du sol, des
villages et de l'air lui-même.



J'aime ma maison où j'ai grandi. De
mes fenêtres, je vois la Seine qui coule, le
long de mon jardin, derrière la route,
presque chez moi, la grande et large
Seine, qui va de Rouen au Havre, couverte
de bateaux qui passent.



A gauche, là-bas, Rouen, la vaste ville
aux toits bleus, sous le peuple pointu des
clochers gothiques. Ils sont innombrables,
frêles ou larges, dominés par la flèche de
fonte de la cathédrale, et pleins de cloches
qui sonnent dans l'air bleu des belles matinées,
jetant jusqu'à moi leur doux et
lointain bourdonnement de fer, leur chant
d'airain que la brise m'apporte, tantôt
plus fort et tantôt plus affaibli, suivant
qu'elle s'éveille ou s'assoupit.



Comme il faisait bon ce matin !



Vers onze heures, un long convoi de
navires, traînés par un remorqueur, gros
comme une mouche, et qui râlait de peine
en vomissant une fumée épaisse, défila
devant ma grille.



Après deux goëlettes anglaises, dont le
pavillon rouge ondoyait sur le ciel, venait
un superbe trois-mats brésilien, tout blanc,
admirablement propre et luisant. Je le
saluai, je ne sais pourquoi, tant ce navire
me fit plaisir à voir.



12 mai. — J'ai un peu de fièvre depuis
quelques jours ; je me sens souffrant, ou
plutôt je me sens triste.



D'où viennent ces influences mystérieuses
qui changent en découragement
notre bonheur et notre confiance en détresse.
On dirait que l'air, l'air invisible est
plein d'inconnaissables Puissances, dont
nous subissons les voisinages mystérieux.
Je m'éveille plein de gaîté, avec des envies
de chanter dans la gorge. — Pourquoi ? — Je
descends le long de l'eau ; et soudain,
après une courte promenade, je rentre
désolé, comme si quelque malheur m'attendait
chez moi. — Pourquoi ? — Est-ce
un frisson de froid qui, frôlant ma peau,
a ébranlé mes nerfs et assombri mon âme ?
Est-ce la forme des nuages, ou la couleur
du jour, la couleur des choses, si variable,
qui, passant par mes yeux, a
troublé ma pensée ? Sait-on ? Tout ce qui
nous entoure, tout ce que nous voyons
sans le regarder, tout ce que nous frôlons
sans le connaître, tout ce que nous touchons
sans le palper, tout ce que nous
rencontrons sans le distinguer, a sur nous,
sur nos organes et, par eux, sur nos idées,
sur notre cœur lui-même, des effets rapides,
surprenants et inexplicables ?



Comme il est profond, ce mystère de
l'Invisible ! Nous ne le pouvons sonder
avec nos sens misérables, avec nos yeux
qui ne savent apercevoir ni le trop petit,
ni le trop grand, ni le trop près, ni le trop
loin, ni les habitants d'une étoile, ni les
habitants d'une goutte d'eau... avec nos
oreilles qui nous trompent, car elles nous
transmettent les vibrations de l'air en notes
sonores. Elles sont des fées qui font ce
miracle de changer en bruit ce mouvement
et par cette métamorphose donnent naissance
à la musique, qui rend chantante
l'agitation muette de la nature... avec
notre odorat, plus faible que celui du
chien... avec notre goût, qui peut à peine
discerner l'âge d'un vin !



Ah ! si nous avions d'autres organes qui
accompliraient en notre faveur d'autres
miracles, que de choses nous pourrions
découvrir encore autour de nous !



16 mai. — Je suis malade, décidément !
Je me portais si bien le mois dernier ! J'ai
la fièvre, une fièvre atroce, ou plutôt un
énervement fiévreux, qui rend mon âme
aussi souffrante que mon corps. J'ai sans
cesse cette sensation affreuse d'un danger
menaçant, cette appréhension d'un malheur
qui vient ou de la mort qui approche,
ce pressentiment qui est sans doute l'atteinte
d'un mal encore inconnu, germant
dans le sang et dans la chair.



18 mai. — Je viens d'aller consulter
mon médecin, car je ne pouvais plus dormir.
Il m'a trouvé le pouls rapide, l'œil
dilaté, les nerfs vibrants, mais sans aucun
symptôme alarmant. Je dois me soumettre
aux douches et boire du bromure de potassium.



25 mai. — Aucun changement ! Mon
état, vraiment, est bizarre. A mesure qu'approche
le soir, une inquiétude incompréhensible
m'envahit, comme si la nuit cachait
pour moi une menace terrible. Je
dîne vite, puis j'essaye de lire ; mais je ne
comprends pas les mots ; je distingue à
peine les lettres. Je marche alors dans mon
salon de long en large, sous l'oppression
d'une crainte confuse et irrésistible, la
crainte du sommeil et la crainte du lit.



Vers dix heures, je monte dans ma
chambre. A peine entré, je donne deux
tours de clef, et je pousse les verrous ; j'ai
peur... de quoi ?... Je ne redoutais rien
jusqu'ici... j'ouvre mes armoires, je regarde
sous mon lit ; j'écoute... j'écoute...
quoi ?... Est-ce étrange qu'un simple malaise,
un trouble de la circulation peut-être,
l'irritation d'un filet nerveux, un peu
de congestion, une toute petite perturbation
dans le fonctionnement si imparfait
et si délicat de notre machine vivante,
puisse faire un mélancolique du plus
joyeux des hommes, et un poltron du plus
brave ? Puis, je me couche, et j'attends le
sommeil comme on attendrait le bourreau.
Je l'attends avec l'épouvante de sa venue ;
et mon cœur bat, et mes jambes frémissent ;
et tout mon corps tressaille dans la
chaleur des draps, jusqu'au moment où
je tombe tout à coup dans le repos, comme
on tomberait pour s'y noyer, dans un
gouffre d'eau stagnante. Je ne le sens pas
venir, comme autrefois, ce sommeil perfide,
caché près de moi, qui me guette,
qui va me saisir par la tête, me fermer les
yeux, m'anéantir.



Je dors — longtemps — deux ou trois
heures — puis un rêve — non — un cauchemar
m'étreint. Je sens bien que je suis
couché et que je dors,... je le sens et je le
sais... et je sens aussi que quelqu'un s'approche
de moi, me regarde, me palpe, monte
sur mon lit, s'agenouille sur ma poitrine,
me prend le cou entre ses mains et serre...
serre... de toute sa force pour m'étrangler.



Moi, je me débats, lié par cette impuissance
atroce, qui nous paralyse dans les
songes ; je veux crier, — je ne peux pas ; — je
veux remuer, — je ne peux pas ; — j'essaye,
avec des efforts affreux, en haletant,
de me tourner, de rejeter cet être
qui m'écrase et qui m'étouffe, — je ne
peux pas !



Et soudain, je m'éveille, affolé, couvert
de sueur. J'allume une bougie. Je suis seul.



Après cette crise, qui se renouvelle
toutes les nuits, je dors enfin, avec calme,
jusqu'à l'aurore.



2 juin. — Mon état s'est encore aggravé.
Qu'ai-je donc ? Le bromure n'y fait rien ; les
douches n'y font rien. Tantôt, pour fatiguer
mon corps, si las pourtant, j'allai faire un
tour dans la forêt de Roumare. Je crus
d'abord que l'air frais, léger et doux, plein
d'odeur d'herbes et de feuilles, me versait
aux veines un sang nouveau, au cœur une
énergie nouvelle. Je pris une grande avenue
de chasse, puis je tournai vers La
Bouille, par une allée étroite, entre deux
armées d'arbres démesurément hauts qui
mettaient un toit vert, épais, presque noir,
entre le ciel et moi.



Un frisson me saisit soudain, non pas
un frisson de froid, mais un étrange frisson
d'angoisse.



Je hâtai le pas, inquiet d'être seul dans
ce bois, apeuré sans raison, stupidement,
par la profonde solitude. Tout à coup, il
me sembla que j'étais suivi, qu'on marchait
sur mes talons, tout près, tout près,
à me toucher.



Je me retournai brusquement. J'étais
seul. Je ne vis derrière moi que la droite
et large allée, vide, haute, redoutablement
vide ; et de l'autre côté elle s'étendait aussi
à perte de vue, toute pareille, effrayante.



Je fermai les yeux. Pourquoi ? Et je me
mis à tourner sur un talon, très vite,
comme une toupie. Je faillis tomber ; je
rouvris les yeux ; les arbres dansaient ; la
terre flottait ; je dus m'asseoir. Puis, ah !
je ne savais plus par où j'étais venu !
Bizarre idée ! Bizarre ! Bizarre idée ! Je ne
savais plus du tout. Je partis par le côté
qui se trouvait à ma droite, et je revins
dans l'avenue qui m'avait amené au milieu
de la forêt.



3 juin. — La nuit a été horrible. Je vais
m'absenter pendant quelques semaines.
Un petit voyage, sans doute, me remettra.



2 juillet. — Je rentre. Je suis guéri. J'ai
fait d'ailleurs une excursion charmante.
J'ai visité le mont Saint-Michel que je ne
connaissais pas.



Quelle vision, quand on arrive, comme
moi, à Avranches, vers la fin du jour ! La
ville est sur une colline ; et on me conduisit
dans le jardin public, au bout de la
cité. Je poussai un cri d'étonnement. Une
baie démesurée s'étendait devant moi,
à perte de vue, entre deux côtes écartées
se perdant au loin dans les brumes ; et au
milieu de cette immense baie jaune, sous
un ciel d'or et de clarté, s'élevait sombre
et pointu un mont étrange, au milieu
des sables. Le soleil venait de disparaître,
et sur l'horizon encore flamboyant se
dessinait le profil de ce fantastique rocher
qui porte sur son sommet un fantastique
monument.



Dès l'aurore, j'allai vers lui. La mer
était basse, comme la veille au soir, et
je regardais se dresser devant moi, à
mesure que j'approchais d'elle, la surprenante
abbaye. Après plusieurs heures
de marche, j'atteignis l'énorme bloc de
pierres qui porte la petite cité dominée
par la grande église. Ayant gravi la rue
étroite et rapide, j'entrai dans la plus
admirable demeure gothique construite
pour Dieu sur la terre, vaste comme une
ville, pleine de salles basses écrasées
sous des voûtes et de hautes galeries
que soutiennent de frêles colonnes. J'entrai
dans ce gigantesque bijou de granit,
aussi léger qu'une dentelle, couvert de
tours, de sveltes clochetons, où montent
des escaliers tordus, et qui lancent dans
le ciel bleu des jours, dans le ciel noir
des nuits, leurs têtes bizarres hérissées
de chimères, de diables, de bêtes fantastiques,
de fleurs monstrueuses, et reliés
l'un à l'autre par de fines arches ouvragées.



Quand je fus sur le sommet, je dis au
moine qui m'accompagnait : « Mon père,
comme vous devez être bien ici ! »



Il répondit : « Il y a beaucoup de vent,
Monsieur » ; et nous nous mîmes à causer
en regardant monter la mer, qui courait
sur le sable et le couvrait d'une cuirasse
d'acier.



Et le moine me conta des histoires,
toutes les vieilles histoires de ce lieu, des
légendes, toujours des légendes.



Une d'elles me frappa beaucoup. Les
gens du pays, ceux du mont, prétendent
qu'on entend parler la nuit dans les sables,
puis qu'on entend bêler deux chèvres,
l'une avec une voix forte, l'autre avec une
voix faible. Les incrédules affirment que
ce sont les cris des oiseaux de mer, qui
ressemblent tantôt à des bêlements, et
tantôt à des plaintes humaines ; mais les
pêcheurs attardés jurent avoir rencontré,
rôdant sur les dunes, entre deux marées,
autour de la petite ville jetée ainsi loin du
monde, un vieux berger, dont on ne voit
jamais la tête couverte de son manteau, et
qui conduit, en marchant devant eux, un
bouc à figure d'homme et une chèvre à
figure de femme, tous deux avec de longs
cheveux blancs et parlant sans cesse, se
querellant dans une langue inconnue, puis
cessant soudain de crier pour bêler de
toute leur force.



Je dis au moine : « Y croyez-vous ? »



Il murmura : « Je ne sais pas. »



Je repris : « S'il existait sur la terre
d'autres êtres que nous, comment ne les
connaîtrions-nous point depuis longtemps ;
comment ne les auriez-vous pas vus, vous ?
comment ne les aurais-je pas vus, moi ? »



Il répondit : « Est-ce que nous voyons
la cent-millième partie de ce qui existe ?
Tenez, voici le vent, qui est la plus grande
force de la nature, qui renverse les hommes,
abat les édifices, déracine les arbres, soulève
la mer en montagnes d'eau, détruit
les falaises, et jette aux brisants les grands
navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit,
qui mugit, — l'avez-vous vu, et
pouvez-vous le voir ? Il existe, pourtant. »



Je me tus devant ce simple raisonnement.
Cet homme était un sage ou peut-être
un sot. Je ne l'aurais pu affirmer au
juste ; mais je me tus. Ce qu'il disait là,
je l'avais pensé souvent.



3 juillet. — J'ai mal dormi ; certes, il y a
ici une influence fiévreuse, car mon cocher
souffre du même mal que moi. En
rentrant hier, j'avais remarqué sa pâleur
singulière. Je lui demandai :



 — Qu'est-ce que vous avez, Jean ?



 — J'ai que je ne peux plus me reposer,
Monsieur, ce sont mes nuits qui mangent
mes jours. Depuis le départ de Monsieur,
cela me tient comme un sort.



Les autres domestiques vont bien cependant,
mais j'ai grand peur d'être repris,
moi.



4 juillet. — Décidément, je suis repris.
Mes cauchemars anciens reviennent. Cette
nuit, j'ai senti quelqu'un accroupi sur moi,
et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma
vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans
ma gorge, comme aurait fait une sangsue.
Puis il s'est levé, repu, et moi je me suis
réveillé, tellement meurtri, brisé, anéanti,
que je ne pouvais plus remuer. Si cela continue
encore quelques jours, je repartirai
certainement.



5 juillet. — Ai-je perdu la raison ? Ce qui
s'est passé, ce que j'ai vu la nuit dernière
est tellement étrange, que ma tête s'égare
quand j'y songe !



Comme je le fais maintenant chaque soir,
j'avais fermé ma porte à clef ; puis, ayant
soif, je bus un demi-verre d'eau, et je remarquai
par hasard que ma carafe était
pleine jusqu'au bouchon de cristal.



Je me couchai ensuite et je tombai dans
un de mes sommeils épouvantables, dont
je fus tiré au bout de deux heures environ
par une secousse plus affreuse encore.



Figurez-vous un homme qui dort, qu'on
assassine, et qui se réveille avec un couteau
dans le poumon, et qui râle, couvert
de sang, et qui ne peut plus respirer, et
qui va mourir, et qui ne comprend pas — voilà.



Ayant enfin reconquis ma raison, j'eus
soif de nouveau ; j'allumai une bougie et
j'allai vers la table où était posée ma carafe.
Je la soulevai en la penchant sur mon
verre ; rien ne coula. — Elle était vide ! Elle
était vide complètement ! D'abord, je n'y
compris rien ; puis, tout à coup, je ressentis
une émotion si terrible, que je dus m'asseoir,
ou plutôt, que je tombai sur une chaise !
puis, je me redressai d'un saut pour regarder
autour de moi ! puis je me rassis,
éperdu d'étonnement et de peur, devant
le cristal transparent ! Je le contemplais
avec des yeux fixes, cherchant à deviner.
Mes mains tremblaient ! On avait donc bu
cette eau ? Qui ? Moi ? moi, sans doute ? Ce
ne pouvait être que moi ? Alors, j'étais
somnambule, je vivais, sans le savoir, de
cette double vie mystérieuse qui fait douter
s'il y a deux êtres en nous, ou si un être
étranger, inconnaissable et invisible, anime,
par moments, quand notre âme est engourdie,
notre corps captif qui obéit à cet autre,
comme à nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes.



Ah ! qui comprendra mon angoisse abominable ?
Qui comprendra l'émotion d'un
homme, sain d'esprit, bien éveillé, plein
de raison et qui regarde épouvanté, à
travers le verre d'une carafe, un peu d'eau
disparue pendant qu'il a dormi ! Et je restai
là jusqu'au jour, sans oser regagner mon lit.



6 juillet. — Je deviens fou. On a encore
bu toute ma carafe cette nuit ; — ou plutôt,
je l'ai bue !



Mais, est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ?
Qui ? Oh ! mon Dieu ! Je deviens
fou ? Qui me sauvera ?



10 juillet. — Je viens de faire des
épreuves surprenantes.



Décidément, je suis fou ! Et pourtant !



Le 6 juillet, avant de me coucher, j'ai
placé sur ma table du vin, du lait, de
l'eau, du pain et des fraises.



On a bu — j'ai bu — toute l'eau, et un
peu de lait. On n'a touché ni au vin, ni au
pain, ni aux fraises.



Le 7 juillet, j'ai renouvelé la même
épreuve, qui a donné le même résultat.



Le 8 juillet, j'ai supprimé l'eau et le lait.
On n'a touché à rien.



Le 9 juillet enfin, j'ai remis sur ma
table l'eau et le lait seulement, en ayant
soin d'envelopper les carafes en des linges
de mousseline blanche et de ficeler les
bouchons. Puis, j'ai frotté mes lèvres, ma
barbe, mes mains avec de la mine de
plomb, et je me suis couché.



L'invincible sommeil m'a saisi, suivi
bientôt de l'atroce réveil. Je n'avais point
remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient
pas de taches. Je m'élançai vers ma table.
Les linges enfermant les bouteilles étaient
demeurés immaculés. Je déliai les cordons,
en palpitant de crainte. On avait bu toute
l'eau ! on avait bu tout le lait ! Ah ! mon
Dieu !...



Je vais partir tout à l'heure pour
Paris.



12 juillet. — Paris. J'avais donc perdu
la tête les jours derniers ! J'ai dû être le
jouet de mon imagination énervée, à moins
que je ne sois vraiment somnambule, ou
que j'aie subi une de ces influences constatées,
mais inexplicables jusqu'ici, qu'on
appelle suggestions. En tout cas, mon
affolement touchait à la démence, et
vingt-quatre heures de Paris ont suffi
pour me remettre d'aplomb.



Hier, après des courses et des visites,
qui m'ont fait passer dans l'âme de l'air
nouveau et vivifiant, j'ai fini ma soirée au
Théâtre-Français. On y jouait une pièce
d'Alexandre Dumas fils ; et cet esprit
alerte et puissant a achevé de me guérir.
Certes, la solitude est dangereuse pour les
intelligences qui travaillent. Il nous faut,
autour de nous, des hommes qui pensent
et qui parlent. Quand nous sommes seuls
longtemps, nous peuplons le vide de fantômes.



Je suis rentré à l'hôtel très gai, par les
boulevards. Au coudoiement de la foule,
je songeais, non sans ironie, à mes terreurs,
à mes suppositions de l'autre semaine,
car j'ai cru, oui, j'ai cru qu'un être
invisible habitait sous mon toit. Comme
notre tête est faible et s'effare, et s'égare
vite, dès qu'un petit fait incompréhensible
nous frappe !



Au lieu de conclure par ces simples
mots : « Je ne comprends pas parce que la
cause m'échappe », nous imaginons aussitôt
des mystères effrayants et des puissances
surnaturelles.



14 juillet. — Fête de la République. Je
me suis promené par les rues. Les pétards
et les drapeaux m'amusaient comme un
enfant. C'est pourtant fort bête d'être
joyeux, à date fixe, par décret du gouvernement.
Le peuple est un troupeau imbécile,
tantôt stupidement patient et tantôt
férocement révolté. On lui dit : « Amuse-toi. »
Il s'amuse. On lui dit : « Va te battre
avec le voisin. » Il va se battre. On lui
dit : « Vote pour l'Empereur. » Il vote
pour l'Empereur. Puis, on lui dit : « Vote
pour la République. » Et il vote pour la
République.



Ceux qui le dirigent sont aussi sots ;
mais au lieu d'obéir à des hommes, ils
obéissent à des principes, lesquels ne peuvent
être que niais, stériles et faux, par
cela même qu'ils sont des principes,
c'est-à-dire des idées réputées certaines
et immuables, en ce monde où l'on n'est
sûr de rien, puisque la lumière est une illusion,
puisque le bruit est une illusion.



16 juillet. — J'ai vu hier des choses qui
m'ont beaucoup troublé.



Je dînais chez ma cousine, Mme Sablé,
dont le mari commande le 76e chasseurs
à Limoges. Je me trouvais chez elle avec
deux jeunes femmes, dont l'une a épousé
un médecin, le docteur Parent, qui s'occupe
beaucoup des maladies nerveuses et
des manifestations extraordinaires auxquelles
donnent lieu en ce moment les
expériences sur l'hypnotisme et la suggestion.



Il nous raconta longuement les résultats
prodigieux obtenus par des savants
anglais et par les médecins de l'école de
Nancy.



Les faits qu'il avança me parurent tellement
bizarres, que je me déclarai tout à
fait incrédule.



« Nous sommes, affirmait-il, sur le point
de découvrir un des plus importants secrets
de la nature, je veux dire, un de ses
plus importants secrets sur cette terre ;
car elle en a certes d'autrement importants,
là-bas, dans les étoiles. Depuis que
l'homme pense, depuis qu'il sait dire et
écrire sa pensée, il se sent frôlé par un
mystère impénétrable pour ses sens grossiers
et imparfaits, et il tâche de suppléer,
par l'effort de son intelligence, à l'impuissance
de ses organes. Quand cette intelligence
demeurait encore à l'état rudimentaire,
cette hantise des phénomènes invisibles
a pris des formes banalement
effrayantes. De là sont nées les croyances
populaires au surnaturel, les légendes des
esprits rôdeurs, des fées, des gnomes, des
revenants, je dirai même la légende de
Dieu, car nos conceptions de l'ouvrier-créateur,
de quelque religion qu'elles nous
viennent, sont bien les inventions les plus
médiocres, les plus stupides, les plus
inacceptables sorties du cerveau apeuré
des créatures. Rien de plus vrai que cette
parole de Voltaire. « Dieu a fait l'homme à
son image, mais l'homme le lui a bien
rendu. »



« Mais, depuis un peu plus d'un siècle,
on semble pressentir quelque chose de nouveau.
Mesmer et quelques autres nous ont
mis sur une voie inattendue, et nous
sommes arrivés vraiment, depuis quatre
ou cinq ans surtout, à des résultats surprenants. »



Ma cousine, très incrédule aussi, souriait.
Le docteur Parent lui dit : — Voulez-vous
que j'essaie de vous endormir,
Madame ?



 — Oui, je veux bien.



Elle s'assit dans un fauteuil et il commença
à la regarder fixement en la fascinant.
Moi, je me sentis soudain un peu
troublé, le cœur battant, la gorge serrée.
Je voyais les yeux de Mme Sablé s'alourdir,
sa bouche se crisper, sa poitrine haleter.



Au bout de dix minutes, elle dormait.



 — Mettez-vous derrière elle, dit le médecin.



Et je m'assis derrière elle. Il lui plaça
entre les mains une carte de visite en lui
disant : « Ceci est un miroir ; que voyez-vous
dedans ? »



Elle répondit :



 — Je vois mon cousin.



 — Que fait-il ?



 — Il se tord la moustache.



 — Et maintenant ?



 — Il tire de sa poche une photographie.



 — Quelle est cette photographie ?



 — La sienne.



C'était vrai ! Et cette photographie venait
de m'être livrée, le soir même, à l'hôtel.



 — Comment est-il sur ce portrait ?



 — Il se tient debout avec son chapeau à
la main.



Donc elle voyait dans cette carte, dans
ce carton blanc, comme elle eût vu dans
une glace.



Les jeunes femmes, épouvantées,
disaient : « Assez ! Assez ! Assez ! »



Mais le docteur ordonna : « Vous vous
lèverez demain à huit heures ; puis vous irez
trouver à son hôtel votre cousin, et vous le
supplierez de vous prêter cinq mille francs
que votre mari vous demande et qu'il vous
réclamera à son prochain voyage. »



Puis il la réveilla.



En rentrant à l'hôtel, je songeais à cette
curieuse séance et des doutes m'assaillirent,
non point sur l'absolue, sur l'insoupçonnable
bonne foi de ma cousine,
que je connaissais comme une sœur, depuis
l'enfance, mais sur une supercherie
possible du docteur. Ne dissimulait-il pas
dans sa main une glace qu'il montrait à la
jeune femme endormie, en même temps
que sa carte de visite ? Les prestidigitateurs
de profession font des choses autrement
singulières.



Je rentrai donc et je me couchai.



Or, ce matin, vers huit heures et demie,
je fus réveillé par mon valet de chambre,
qui me dit :



 — C'est Mme Sablé qui demande à
parler à Monsieur tout de suite.



Je m'habillai à la hâte et je la reçus.



Elle s'assit fort troublée, les yeux baissés,
et, sans lever son voile, elle me dit :



 — Mon cher cousin, j'ai un gros service
à vous demander.



 — Lequel, ma cousine ?



 — Cela me gêne beaucoup de vous le
dire, et pourtant, il le faut. J'ai besoin,
absolument besoin, de cinq mille francs.



 — Allons donc, vous ?



 — Oui, moi, ou plutôt mon mari, qui
me charge de les trouver.



J'étais tellement stupéfait, que je balbutiais
mes réponses. Je me demandais si
vraiment elle ne s'était pas moquée de moi
avec le docteur Parent, si ce n'était pas là
une simple farce préparée d'avance et fort
bien jouée.



Mais, en la regardant avec attention,
tous mes doutes se dissipèrent. Elle tremblait
d'angoisse, tant cette démarche lui
était douloureuse, et je compris qu'elle
avait la gorge pleine de sanglots.



Je la savais fort riche et je repris :



 — Comment ! votre mari n'a pas cinq
mille francs à sa disposition ! Voyons réfléchissez.
Êtes-vous sûre qu'il vous a
chargée de me les demander ?



Elle hésita quelques secondes comme
si elle eût fait un grand effort pour
chercher dans son souvenir, puis elle répondit :



 — Oui..., oui... j'en suis sûre.



 — Il vous a écrit ?



Elle hésita encore, réfléchissant. Je devinai
le travail torturant de sa pensée. Elle
ne savait pas. Elle savait seulement qu'elle
devait m'emprunter cinq mille francs pour
son mari. Donc elle osa mentir.



 — Oui, il m'a écrit.



 — Quand donc ? Vous ne m'avez parlé
de rien, hier.



 — J'ai reçu sa lettre ce matin.



 — Pouvez-vous me la montrer ?



 — Non... non... non... elle contenait
des choses intimes... trop personnelles...
je l'ai... je l'ai brûlée.



 — Alors, c'est que votre mari fait des
dettes.



Elle hésita encore, puis murmura :



 — Je ne sais pas.



Je déclarai brusquement :



 — C'est que je ne puis disposer de cinq
mille francs en ce moment, ma chère cousine.



Elle poussa une sorte de cri de souffrance.



 — Oh ! oh ! je vous en prie, je vous en
prie, trouvez-les...



Elle s'exaltait, joignait les mains comme
si elle m'eût prié ! J'entendais sa voix
changer de ton ; elle pleurait et bégayait,
harcelée, dominée par l'ordre irrésistible
qu'elle avait reçu.



 — Oh ! oh ! je vous en supplie... si vous
saviez comme je souffre... il me les faut
aujourd'hui.



J'eus pitié d'elle.



 — Vous les aurez tantôt, je vous le jure.



Elle s'écria :



 — Oh ! merci ! merci ! Que vous êtes bon.



Je repris : — Vous rappelez-vous ce qui
s'est passé hier soir chez vous ?



 — Oui.



 — Vous rappelez-vous que le docteur
Parent vous a endormie ?



 — Oui.



 — Eh ! bien, il vous a ordonné de venir
m'emprunter ce matin cinq mille francs, et
vous obéissez en ce moment à cette suggestion.



Elle réfléchit quelques secondes et répondit :



 — Puisque c'est mon mari qui les
demande.



Pendant une heure, j'essayai de la convaincre,
mais je n'y pus parvenir.



Quand elle fui partie, je courus chez le
docteur. Il allait sortir ; et il m'écouta en
souriant. Puis il dit :



 — Croyez-vous maintenant ?



 — Oui, il le faut bien.



 — Allons chez votre parente.



Elle sommeillait déjà sur une chaise
longue, accablée de fatigue. Le médecin
lui prit le pouls, la regarda quelque
temps, une main levée vers ses yeux
qu'elle ferma peu à peu sous l'effort insoutenable
de cette puissance magnétique.



Quand elle fut endormie :



 — Votre mari n'a plus besoin de cinq
mille francs ! Vous allez donc oublier que
vous avez prié votre cousin de vous les prêter,
et, s'il vous parle de cela, vous ne comprendrez
pas.



Puis il la réveilla. Je tirai de ma poche
un portefeuille :



 — Voici, ma chère cousine, ce que vous
m'avez demandé ce matin.



Elle fut tellement surprise que je n'osai
pas insister. J'essayai cependant de ranimer
sa mémoire, mais elle nia avec force,
crut que je me moquais d'elle, et faillit, à
la fin, se fâcher.








Voilà ! je viens de rentrer ; et je n'ai pu
déjeuner, tant cette expérience m'a bouleversé.



19 juillet. — Beaucoup de personnes à
qui j'ai raconté cette aventure se sont moquées
de moi. Je ne sais plus que penser.
Le sage dit : Peut-être ?



21 juillet. — J'ai été dîner à Bougival,
puis j'ai passé la soirée au bal des canotiers.
Décidément, tout dépend des lieux
et des milieux. Croire au surnaturel dans
l'île de la Grenouillière, serait le comble
de la folie... mais au sommet du mont
Saint-Michel ?... mais dans les Indes ? Nous
subissons effroyablement l'influence de ce
qui nous entoure. Je rentrerai chez moi la
semaine prochaine.



30 juillet. — Je suis revenu dans ma
maison depuis hier. Tout va bien.



2 août. — Rien de nouveau ; il fait un
temps superbe. Je passe mes journées à
regarder couler la Seine.



4 août. — Querelles parmi mes domestiques.
Ils prétendent qu'on casse les
verres, la nuit, dans les armoires. Le valet
de chambre accuse la cuisinière, qui accuse
la lingère, qui accuse les deux autres.
Quel est le coupable ? Bien fin qui le dirait ?



6 août. — Cette fois, je ne suis pas fou.
J'ai vu... j'ai vu... j'ai vu !... Je ne puis plus
douter... j'ai vu !... J'ai encore froid jusque
dans les ongles... j'ai encore peur jusque
dans les moelles... j'ai vu !...



Je me promenais à deux heures, en plein
soleil, dans mon parterre de rosiers... dans
l'allée des rosiers d'automne qui commencent
à fleurir.



Comme je m'arrêtais à regarder un géant
des batailles
, qui portait trois fleurs magnifiques,
je vis, je vis distinctement, tout
près de moi, la tige d'une de ces roses se
plier, comme si une main invisible l'eût
tordue, puis se casser comme si cette main
l'eût cueillie ! Puis la fleur s'éleva, suivant
la courbe qu'aurait décrite un bras en la
portant vers une bouche, et elle resta suspendue
dans l'air transparent, toute seule,
immobile, effrayante tache rouge à trois
pas de mes yeux.



Éperdu, je me jetai sur elle pour la saisir !
Je ne trouvai rien ; elle avait disparu. Alors
je fus pris d'une colère furieuse contre
moi-même ; car il n'est pas permis à un
homme raisonnable et sérieux d'avoir de
pareilles hallucinations.



Mais était-ce bien une hallucination ? Je
me retournai pour chercher la tige, et je la
retrouvai immédiatement sur l'arbuste,
fraîchement brisée, entre les deux autres
roses demeurées à la branche.



Alors, je rentrai chez moi l'âme bouleversée ;
car je suis certain, maintenant,
certain comme de l'alternance des jours et
des nuits, qu'il existe près de moi un être
invisible, qui se nourrit de lait et d'eau, qui
peut toucher aux choses, les prendre et les
changer de place, doué par conséquent
d'une nature matérielle, bien qu'imperceptible
pour nos sens, et qui habite comme
moi, sous mon toit...



7 août. — J'ai dormi tranquille. Il a bu
l'eau de ma carafe, mais n'a point troublé
mon sommeil.



Je me demande si je suis fou. En me
promenant, tantôt au grand soleil, le long
de la rivière, des doutes me sont venus
sur ma raison, non point des doutes
vagues comme j'en avais jusqu'ici, mais
des doutes précis, absolus. J'ai vu des fous ;
j'en ai connu qui restaient intelligents, lucides,
clairvoyants même sur toutes les
choses de la vie, sauf sur un point. Ils parlaient
de tout avec clarté, avec souplesse,
avec profondeur, et soudain leur pensée
touchant l'écueil de leur folie, s'y déchirait
en pièces, s'éparpillait et sombrait dans
cet océan effrayant et furieux, plein de
vagues bondissantes, de brouillards, de
bourrasques, qu'on nomme « la démence ».



Certes, je me croirais fou, absolument
fou, si je n'étais conscient, si je ne connaissais
parfaitement mon état, si je ne le
sondais en l'analysant avec une complète
lucidité. Je ne serais donc, en somme,
qu'un halluciné raisonnant. Un trouble inconnu
se serait produit dans mon cerveau,
un de ces troubles qu'essayent de noter et
de préciser aujourd'hui les physiologistes ;
et ce trouble aurait déterminé dans mon
esprit, dans l'ordre et la logique de mes
idées, une crevasse profonde. Des phénomènes
semblables ont lieu dans le rêve qui
nous promène à travers les fantasmagories
les plus invraisemblables, sans que nous
en soyions surpris, parce que l'appareil
vérificateur, parce que le sens du contrôle
est endormi ; tandis que la faculté imaginative
veille et travaille. Ne se peut-il pas
qu'une des imperceptibles touches du clavier
cérébral se trouve paralysée chez moi ?
Des hommes, à la suite d'accidents, perdent
la mémoire des noms propres ou
des verbes ou des chiffres, ou seulement
des dates. Les localisations de toutes les
parcelles de la pensée sont aujourd'hui
prouvées. Or, quoi d'étonnant à ce que
ma faculté de contrôler l'irréalité de certaines
hallucinations, se trouve engourdie
chez moi en moment !



Je songeais à tout cela en suivant le bord
de l'eau. Le soleil couvrait de clarté la rivière,
faisait la terre délicieuse, emplissait
mon regard d'amour pour la vie, pour les
hirondelles, dont l'agilité est une joie de
mes yeux, pour les herbes de la rive, dont
le frémissement est un bonheur de mes
oreilles.



Peu à peu, cependant un malaise inexplicable
me pénétrait. Une force, me semblait-il,
une force occulte m'engourdissait,
m'arrêtait, m'empêchait d'aller plus loin,
me rappelait en arrière. J'éprouvais ce
besoin douloureux de rentrer qui vous oppresse,
quand on a laissé au logis un malade
aimé, et que le pressentiment vous
saisit d'une aggravation de son mal.



Donc, je revins malgré moi, sûr que
j'allais trouver, dans ma maison, une mauvaise
nouvelle, une lettre ou une dépêche.
Il n'y avait rien ; et je demeurai plus surpris
et plus inquiet que si j'avais eu de
nouveau quelque vision fantastique.



8 août. — J'ai passé hier une affreuse
soirée. Il ne se manifeste plus, mais je le
sens près de moi, m'épiant, me regardant,
me pénétrant, me dominant et plus redoutable,
en se cachant ainsi, que s'il signalait
par des phénomènes surnaturels sa
présence invisible et constante.



J'ai dormi, pourtant.



9 août. — Rien, mais j'ai peur.



10 août. — Rien ; qu'arrivera-t-il demain ?



11 août. — Toujours rien ; je ne puis
plus rester chez moi avec cette crainte et
cette pensée entrées en mon âme ; je vais
partir.



12 août, 10 heures du soir. — Tout le
jour j'ai voulu m'en aller ; je n'ai pas pu.
J'ai voulu accomplir cet acte de liberté si
facile, si simple, — sortir — monter dans
ma voiture pour gagner Rouen — je n'ai
pas pu. Pourquoi ?



13 août. — Quand on est atteint par certaines
maladies, tous les ressorts de l'être
physique semblent brisés, toutes les énergies
anéanties, tous les muscles relâchés,
les os devenus mous comme la chair et la
chair liquide comme de l'eau. J'éprouve
cela dans mon être moral d'une façon
étrange et désolante. Je n'ai plus aucune
force, aucun courage, aucune domination
sur moi, aucun pouvoir même de mettre
en mouvement ma volonté. Je ne peux plus
vouloir ; mais quelqu'un veut pour moi ; et
j'obéis.



14 août. — Je suis perdu ! Quelqu'un
possède mon âme et la gouverne ! quelqu'un
ordonne tous mes actes, tous mes
mouvements, toutes mes pensées. Je ne
suis plus rien en moi, rien qu'un spectateur
esclave et terrifié de toutes les choses
que j'accomplis. Je désire sortir. Je ne peux
pas. Il ne veut pas ; et je reste, éperdu,
tremblant, dans le fauteuil où il me tient
assis. Je désire seulement me lever, me
soulever, afin de me croire encore maître de
moi. Je ne peux pas ! Je suis rivé à mon
siège ; et mon siège adhère au sol, de telle
sorte qu'aucune force ne nous soulèverait.



Puis, tout d'un coup, il faut, il faut, il
faut que j'aille au fond de mon jardin
cueillir des fraises et les manger. Et j'y
vais. Je cueille des fraises et je les mange !
Oh ! mon Dieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! Est-il
un Dieu ? S'il en est un, délivrez-moi,
sauvez-moi ! secourez-moi ! Pardon ! Pitié !
Grâce ! Sauvez-moi ! Oh ! quelle souffrance !
quelle torture ! quelle horreur !



15 août. — Certes, voilà comment était
possédée et dominée ma pauvre cousine,
quand elle est venue m'emprunter cinq
mille francs. Elle subissait un vouloir
étranger entré en elle, comme une autre
âme, comme une autre âme parasite et dominatrice.
Est-ce que le monde va finir ?



Mais celui qui me gouverne, quel est-il,
cet invisible ? cet inconnaissable, ce rôdeur
d'une race surnaturelle ?



Donc les Invisibles existent ! Alors, comment
depuis l'origine du monde ne se sont-ils
pas encore manifestés d'une façon précise
comme ils le font pour moi ? Je n'ai
jamais rien lu qui ressemble à ce qui s'est
passé dans ma demeure. Oh ! si je pouvais
la quitter, si je pouvais m'en aller, fuir
et ne pas revenir. Je serais sauvé, mais je
ne peux pas.



16 août. — J'ai pu m'échapper aujourd'hui
pendant deux heures, comme un prisonnier
qui trouve ouverte, par hasard, la
porte de son cachot. J'ai senti que j'étais
libre tout à coup et qu'il était loin. J'ai
ordonné d'atteler bien vite et j'ai gagné
Rouen. Oh ! quelle joie de pouvoir dire à
un homme qui obéit : « Allez à Rouen ! »



Je me suis fait arrêter devant la bibliothèque
et j'ai prié qu'on me prêtât le grand
traité du docteur Hermann Herestauss sur
les habitants inconnus du monde antique
et moderne.



Puis, au moment de remonter dans mon
coupé, j'ai voulu dire : « A la gare ! » et j'ai
crié, — je n'ai pas dit, j'ai crié — d'une
voix si forte que les passants se sont retournés :
« A la maison », et je suis tombé,
affolé d'angoisse, sur le coussin de ma
voiture. Il m'avait retrouvé et repris.



17 août. — Ah ! Quelle nuit ! quelle
nuit ! Et pourtant il me semble que je devrais
me réjouir. Jusqu'à une heure du
matin, j'ai lu ! Hermann Herestauss, docteur
en philosophie et en théogonie, a
écrit l'histoire et les manifestations de tous
les êtres invisibles rôdant autour de
l'homme ou rêvés par lui. Il décrit leurs
origines, leur domaine, leur puissance.
Mais aucun d'eux ne ressemble à celui qui
me hante. On dirait que l'homme, depuis
qu'il pense, a pressenti et redouté un être
nouveau, plus fort que lui, son successeur
en ce monde, et que, le sentant proche et
ne pouvant prévoir la nature de ce maître,
il a créé, dans sa terreur, tout le peuple
fantastique des êtres occultes, fantômes
vagues nés de la peur.



Donc, ayant lu jusqu'à une heure du
matin, j'ai été m'asseoir ensuite auprès
de ma fenêtre ouverte pour rafraîchir mon
front et ma pensée au vent calme de l'obscurité.



Il faisait bon, il faisait tiède ! Comme
j'aurais aimé cette nuit-là autrefois !



Pas de lune. Les étoiles avaient au fond
du ciel noir des scintillements frémissants.
Qui habite ces mondes ? Quelles formes,
quels vivants, quels animaux, quelles
plantes sont là-bas ? Ceux qui pensent dans
ces univers lointains, que savent-ils plus
que nous ? Que peuvent-ils plus que nous ?
Que voient-ils que nous ne connaissons
point ? Un d'eux, un jour ou l'autre, traversant
l'espace, n'apparaîtra-t-il pas sur
notre terre pour la conquérir, comme les
Normands jadis traversaient la mer pour
asservir des peuples plus faibles.



Nous sommes si infirmes, si désarmés,
si ignorants, si petits, nous autres, sur ce
grain de boue qui tourne délayé dans une
goutte d'eau.



Je m'assoupis en rêvant ainsi au vent
frais du soir.



Or, ayant dormi environ quarante minutes,
je rouvris les yeux sans faire un
mouvement, réveillé par je ne sais quelle
émotion confuse et bizarre. Je ne vis rien
d'abord, puis, tout à coup, il me sembla
qu'une page du livre resté ouvert sur ma
table venait de tourner toute seule. Aucun
souffle d'air n'était entré par ma fenêtre.
Je fus surpris et j'attendis. Au bout
de quatre minutes environ, je vis, je vis,
oui, je vis de mes yeux une autre page se
soulever et se rabattre sur la précédente,
comme si un doigt l'eût feuilletée. Mon
fauteuil était vide, semblait vide ; mais je
compris qu'il était là, lui, assis à ma place,
et qu'il lisait. D'un bond furieux, d'un
bond de bête révoltée, qui va éventrer son
dompteur, je traversai ma chambre pour
le saisir, pour l'étreindre, pour le tuer !...
Mais mon siège, avant que je l'eusse atteint,
se renversa comme si on eût fui devant
moi... ma table oscilla, ma lampe
tomba et s'éteignit, et ma fenêtre se ferma
comme si un malfaiteur surpris se fût
élancé dans la nuit, en prenant à pleines
mains les battants.



Donc, il s'était sauvé ; il avait eu peur,
peur de moi, lui !



Alors,... alors... demain... ou après,...
ou un jour quelconque,... je pourrai donc
le tenir sous mes poings, et l'écraser
contre le sol ! Est-ce que les chiens, quelquefois,
ne mordent point et n'étranglent
pas leurs maîtres ?



18 août. — J'ai songé toute la journée.
Oh ! oui, je vais lui obéir, suivre ses impulsions,
accomplir toutes ses volontés, me
faire humble, soumis, lâche. Il est le plus
fort. Mais une heure viendra...



19 août. — Je sais... je sais... je sais
tout ! Je viens de lire ceci dans la Revue
du Monde Scientifique
 : « Une nouvelle
assez curieuse nous arrive de Rio de Janeiro.
Une folie, une épidémie de folie,
comparable aux démences contagieuses
qui atteignirent les peuples d'Europe au
moyen âge, sévit en ce moment dans la
province de San-Paulo. Les habitants éperdus
quittent leurs maisons, désertent leurs
villages, abandonnent leurs cultures, se
disant poursuivis, possédés, gouvernés
comme un bétail humain par des êtres invisibles
bien que tangibles, des sortes de
vampires qui se nourrissent de leur vie,
pendant leur sommeil, et qui boivent en
outre de l'eau et du lait sans paraître toucher
à aucun autre aliment.



« M. le professeur Don Pedro Henriquez,
accompagné de plusieurs savants médecins,
est parti pour la province de San-Paulo,
afin d'étudier sur place les origines
et les manifestations de cette surprenante
folie, et de proposer à l'Empereur les mesures
qui lui paraîtront le plus propres à rappeler à
la raison ces populations en délire. »



Ah ! Ah ! je me rappelle, je me rappelle
le beau trois-mâts brésilien qui passa sous
mes fenêtres en remontant la Seine, le
8 mai dernier ! Je le trouvai si joli, si blanc,
si gai ! L'Être était dessus, venant de là-bas,
où sa race est née ! Et il m'a vu ! Il a
vu ma demeure blanche aussi ; et il a sauté
du navire sur la rive. Oh ! mon Dieu !



A présent, je sais, je devine. Le règne
de l'homme est fini.



Il est venu, Celui que redoutaient les premières
terreurs des peuples naïfs, Celui
qu'exorcisaient les prêtres inquiets, que
les sorciers évoquaient par les nuits sombres,
sans le voir apparaître encore, à qui
les pressentiments des maîtres passagers
du monde prêtèrent toutes les formes
monstrueuses ou gracieuses des gnomes,
des esprits, des génies, des fées, des farfadets.
Après les grossières conceptions
de l'épouvante primitive, des hommes plus
perspicaces l'ont pressenti plus clairement.
Mesmer l'avait deviné, et les médecins,
depuis dix ans déjà, ont découvert, d'une
façon précise, la nature de sa puissance
avant qu'il l'eut exercée lui-même. Ils ont
joué avec cette arme du Seigneur nouveau,
la domination d'un mystérieux vouloir sur
l'âme humaine devenue esclave. Ils ont appelé
cela magnétisme, hypnotisme, suggestion...
que sais-je ? Je les ai vus s'amuser
comme des enfants imprudents avec cette
horrible puissance ! Malheur à nous ! Malheur
à l'homme ! Il est venu, le... le...
comment se nomme-t-il... le... il me semble
qu'il me crie son nom, et je ne l'entends
pas... le... oui... il le crie... J'écoute... je
ne peux pas... répète... le... Horla... J'ai
entendu... le Horla... c'est lui... le Horla...
il est venu !...



Ah ! le vautour a mangé la colombe, le
loup a mangé le mouton ; le lion a dévoré
le buffle aux cornes aiguës ; l'homme a tué
le lion avec la flèche, avec le glaive, avec
la poudre ; mais le Horla va faire de
l'homme ce que nous avons fait du cheval
et du bœuf : sa chose, son serviteur et sa
nourriture, par la seule puissance de sa
volonté. Malheur à nous !



Pourtant, l'animal, quelquefois, se révolte
et tue celui qui l'a dompté... moi
aussi je veux... je pourrai... mais il faut le
connaître, le toucher, le voir ! Les savants
disent que l'œil de la bête, différent du
nôtre, ne distingue point comme le nôtre...
Et mon œil à moi ne peut distinguer le
nouveau venu qui m'opprime.



Pourquoi ? Oh ! je me rappelle à présent
les paroles du moine du mont Saint-Michel :
« Est-ce que nous voyons la cent-millième
partie de ce qui existe ? Tenez,
voici le vent qui est la plus grande force
de la nature, qui renverse les hommes,
abat les édifices, déracine les arbres, soulève
la mer en montagnes d'eau, détruit
les falaises et jette aux brisants les grands
navires, le vent qui tue, qui siffle, qui gémit,
qui mugit, l'avez-vous vu et pouvez-vous
le voir : Il existe pourtant ! »



Et je songeais encore : mon œil est si
faible, si imparfait, qu'il ne distingue même
point les corps durs, s'ils sont transparents
comme le verre !... Qu'une glace sans tain
barre mon chemin, il me jette dessus
comme l'oiseau entré dans une chambre
se casse la tête aux vitres. Mille choses
en outre le trompent et l'égarent ? Quoi d'étonnant,
alors, à ce qu'il ne sache point
apercevoir un corps nouveau que la lumière
traverse.



Un être nouveau ! pourquoi pas ? Il devait
venir assurément ! pourquoi serions-nous
les derniers ? Nous ne le distinguons
point, ainsi que tous les autres créés
avant nous ? C'est que sa nature est plus
parfaite, son corps plus fin et plus fini que
le nôtre, que le nôtre si faible, si maladroitement
conçu, encombré d'organes
toujours fatigués, toujours forcés comme
des ressorts trop complexes, que le nôtre,
qui vit comme une plante et comme une
bête, en se nourrissant péniblement d'air,
d'herbe et de viande, machine animale en
proie aux maladies, aux déformations, aux
putréfactions, poussive, mal réglée, naïve
et bizarre, ingénieusement mal faite,
œuvre grossière et délicate, ébauche d'être
qui pourrait devenir intelligent et superbe.



Nous sommes quelques-uns, si peu sur
ce monde, depuis l'huître jusqu'à l'homme.
Pourquoi pas un de plus, une fois accomplie
la période qui sépare les apparitions successives
de toutes les espèces diverses ?



Pourquoi pas un de plus ? Pourquoi pas
aussi d'autres arbres aux fleurs immenses,
éclatantes et parfumant des régions entières ?
Pourquoi pas d'autres éléments que le
feu, l'air, la terre et l'eau ? — Ils sont
quatre, rien que quatre, ces pères nourriciers
des êtres ! Quelle pitié ! Pourquoi ne
sont-ils pas quarante, quatre cents, quatre
mille ! Comme tout est pauvre, mesquin,
misérable ! avarement donné, sèchement
inventé, lourdement fait ! Ah ! l'éléphant,
l'hippopotame, que de grâce ! Le chameau,
que d'élégance !



Mais, direz-vous, le papillon ! une fleur
qui vole ! J'en rêve un qui serait grand
comme cent univers, avec des ailes dont je
ne puis même exprimer la forme, la beauté, la
couleur et le mouvement. Mais je le vois... il
va d'étoile en étoile, les rafraîchissant et les
embaumant au souffle harmonieux et léger
de sa course !... Et les peuples de là-haut
le regardent passer, extasiés et ravis !...








Qu'ai-je donc ? C'est lui, lui, le Horla,
qui me hante, qui me fait penser ces folies !
Il est en moi, il devient mon âme ; je
le tuerai !



19 août. — Je le tuerai. Je l'ai vu !
je me suis assis hier soir, à ma table ; et
je fis semblant d'écrire avec une grande
attention. Je savais bien qu'il viendrait
rôder autour de moi, tout près, si près
que je pourrais peut-être le toucher, le
saisir ? Et alors !... alors, j'aurais la force
des désespérés ; j'aurais mes mains, mes
genoux, ma poitrine, mon front, mes
dents pour l'étrangler, l'écraser, le mordre,
le déchirer.



Et je le guettais avec tous mes organes
surexcités.



J'avais allumé mes deux lampes et les
huit bougies de ma cheminée, comme
si j'eusse pu, dans cette clarté, le découvrir.



En face de moi, mon lit, un vieux lit de
chêne à colonnes ; à droite, ma cheminée ;
à gauche, ma porte fermée avec soin,
après l'avoir laissée longtemps ouverte,
afin de l'attirer ; derrière moi, une très
haute armoire à glace, qui me servait
chaque jour, pour me raser, pour m'habiller,
et où j'avais coutume de me regarder,
de la tête aux pieds, chaque fois que
je passais devant.



Donc, je faisais semblant d'écrire, pour
le tromper, car il m'épiait lui aussi ; et
soudain, je sentis, je fus certain qu'il lisait
par-dessus mon épaule, qu'il était là,
frôlant mon oreille.



Je me dressai, les mains tendues, en me
tournant si vite que je faillis tomber. Eh !
bien ?... on y voyait comme en plein jour,
et je ne me vis pas dans ma glace !... Elle
était vide, claire, profonde, pleine de lumière !
Mon image n'était pas dedans...
et j'étais en face, moi ! Je voyais le grand
verre limpide du haut en bas. Et je regardais
cela avec des yeux affolés ; et je n'osais
plus avancer, je n'osais plus faire un
mouvement, sentant bien pourtant qu'il
était là, mais qu'il m'échapperait encore,
lui dont le corps imperceptible avait dévoré
mon reflet.



Comme j'eus peur ! Puis voilà que tout
à coup je commençai à m'apercevoir dans
une brume, au fond du miroir, dans une
brume comme à travers une nappe d'eau ;
et il me semblait que cette eau glissait de
gauche à droite, lentement, rendant plus
précise mon image, de seconde en seconde.
C'était comme la fin d'une éclipse.
Ce qui me cachait ne paraissait point posséder
de contours nettement arrêtés, mais
une sorte de transparence opaque, s'éclaircissant
peu à peu.



Je pus enfin me distinguer complètement,
ainsi que je le fais chaque jour en
me regardant.



Je l'avais vu ! L'épouvante m'en est
restée, qui me fait encore frissonner.



20 août. — Le tuer, comment ? puisque
je ne peux l'atteindre ? Le poison ? mais il
me verrait le mêler à l'eau ; et nos poisons,
d'ailleurs, auraient-ils un effet sur son
corps imperceptible ? Non... non... sans
aucun doute... Alors ?... alors ?...



21 août. — J'ai fait venir un serrurier
de Rouen, et lui ai commandé pour ma
chambre des persiennes de fer, comme en
ont, à Paris, certains hôtels particuliers,
au rez-de-chaussée, par crainte des voleurs.
Il me fera, en outre, une porte pareille.
Je me suis donné pour un poltron,
mais je m'en moque !...








10 septembre. — Rouen, hôtel continental.
C'est fait... c'est fait... mais est-il
mort ? J'ai l'âme bouleversée de ce que
j'ai vu.



Hier donc, le serrurier ayant posé ma
persienne et ma porte de fer, j'ai laissé
tout ouvert jusqu'à minuit, bien qu'il commençât
à faire froid.



Tout à coup, j'ai senti qu'il était là, et
une joie, une joie folle m'a saisi. Je me
suis levé lentement, et j'ai marché à droite,
à gauche, longtemps pour qu'il ne devinât
rien ; puis j'ai ôté mes bottines et mis mes
savates avec négligence ; puis j'ai fermé
ma persienne de fer, et revenant à pas
tranquilles vers la porte, j'ai fermé la porte
aussi à double tour. Retournant alors vers
la fenêtre, je la fixai par un cadenas, dont
je mis la clef dans ma poche.



Tout à coup, je compris qu'il s'agitait
autour de moi, qu'il avait peur à son tour,
qu'il m'ordonnait de lui ouvrir. Je faillis
céder ; je ne cédai pas, mais m'adossant
à la porte, je l'entre-bâillai, tout juste assez
pour passer, moi, à reculons ; et comme je
suis très grand ma tête touchait au linteau.
J'étais sûr qu'il n'avait pu s'échapper
et je l'enfermai, tout seul, tout seul ! Quelle
joie ! Je le tenais ! Alors, je descendis, en
courant ; je pris dans mon salon, sous ma
chambre, mes deux lampes et je renversai
toute l'huile sur le tapis, sur les meubles,
partout ; puis j'y mis le feu, et je me sauvai,
après avoir bien refermé, à double tour,
la grande porte d'entrée.



Et j'allai me cacher au fond de mon
jardin, dans un massif de lauriers. Comme
ce fut long ! comme ce fut long ! Tout
était noir, muet, immobile ; pas un
souffle d'air, pas une étoile, des montagnes
de nuages qu'on ne voyait point,
mais qui pesaient sur mon âme si lourds,
si lourds.



Je regardais ma maison, et j'attendais.
Comme ce fut long ! Je croyais déjà que le
feu s'était éteint tout seul, ou qu'il l'avait
éteint, Lui, quand une des fenêtres d'en
bas creva sous la poussée de l'incendie,
et une flamme, une grande flamme rouge
et jaune, longue, molle, caressante, monta
le long du mur blanc et le baisa jusqu'au
toit. Une lueur courut dans les arbres,
dans les branches, dans les feuilles, et un
frisson, un frisson de peur aussi ! Les oiseaux
se réveillaient ; un chien se mit à
hurler ; il me sembla que le jour se levait !
Deux autres fenêtres éclatèrent aussitôt,
et je vis que tout le bas de ma demeure
n'était plus qu'un effrayant brasier. Mais
un cri, un cri horrible, suraigu, déchirant,
un cri de femme passa dans la nuit, et
deux mansardes s'ouvrirent ! J'avais oublié
mes domestiques ! Je vis leurs faces affolées,
et leurs bras qui s'agitaient !...



Alors, éperdu d'horreur, je me mis à
courir vers le village en hurlant : « Au
secours ! au secours ! au feu ! au feu ! » Je
rencontrai des gens qui s'en venaient déjà
et je retournai avec eux, pour voir !



La maison, maintenant, n'était plus
qu'un bûcher horrible et magnifique, un
bûcher monstrueux, éclairant toute la
terre, un bûcher où brûlaient des hommes,
et où il brûlait aussi, Lui, Lui, mon prisonnier,
l'Être nouveau, le nouveau maître,
le Horla !



Soudain le toit tout entier s'engloutit
entre les murs, et un volcan de flammes
jaillit jusqu'au ciel. Par toutes les fenêtres
ouvertes sur la fournaise, je voyais la cuve
de feu, et je pensais qu'il était là, dans ce
four, mort...



 — Mort ? Peut-être ?... Son corps ? son
corps que le jour traversait n'était-il pas indestructible
par les moyens qui tuent les
nôtres ?



S'il n'était pas mort ?... seul peut-être
le temps a prise sur l'Être Invisible et
Redoutable. Pourquoi ce corps transparent,
ce corps inconnaissable, ce corps
d'Esprit, s'il devait craindre, lui aussi,
les maux, les blessures, les infirmités, la
destruction prématurée ?



La destruction prématurée ? toute l'épouvante
humaine vient d'elle ! Après
l'homme le Horla. — Après celui qui
peut mourir tous les jours, à toutes les
heures, à toutes les minutes, par tous les
accidents, est venu celui qui ne doit
mourir qu'à son jour, à son heure, à sa
minute, parce qu'il a touché la limite de
son existence !



Non... non... sans aucun doute, sans
aucun doute... il n'est pas mort... Alors...
alors... il va donc falloir que je me tue
moi !...



















AMOUR





TROIS PAGES DU LIVRE D'UN CHASSEUR







... Je viens de lire dans un fait divers de
journal un drame de passion. Il l'a tuée,
puis il s'est tué, donc il l'aimait. Qu'importent
Il et Elle ? Leur amour seul m'importe ;
et il ne m'intéresse point parce
qu'il m'attendrit ou parce qu'il m'étonne,
ou parce qu'il m'émeut ou parce qu'il me
fait songer, mais parce qu'il me rappelle
un souvenir de ma jeunesse, un étrange
souvenir de chasse où m'est apparu l'Amour
comme apparaissaient aux premiers
chrétiens des croix au milieu du ciel.



Je suis né avec tous les instincts et les
sens de l'homme primitif, tempérés par
des raisonnements et des émotions de civilisé.
J'aime la chasse avec passion ; et la
bête saignante, le sang sur les plumes, le
sang sur mes mains, me crispent le cœur
à le faire défaillir.



Cette année-là, vers la fin de l'automne,
les froids arrivèrent brusquement, et je
fus appelé par un de mes cousins, Karl de
Rauville, pour venir avec lui tuer des canards
dans les marais, au lever du jour.



Mon cousin gaillard, de quarante ans,
roux, très fort et très barbu, gentilhomme
de campagne, demi-brute aimable, d'un
caractère gai, doué de cet esprit gaulois
qui rend agréable la médiocrité, habitait
une sorte de ferme-château dans une vallée
large où coulait une rivière. Des bois
couvraient les collines de droite et de
gauche, vieux bois seigneuriaux où restaient
des arbres magnifiques et où l'on
trouvait les plus rares gibiers à plume de
toute cette partie de la France. On y tuait
des aigles quelquefois ; et les oiseaux de
passage, ceux qui presque jamais ne viennent
en nos pays trop peuplés, s'arrêtaient
presque infailliblement dans ces branchages
séculaires comme s'ils eussent connu
ou reconnu un petit coin de forêt des anciens
temps demeuré là pour leur servir
d'abri en leur courte étape nocturne.



Dans la vallée, c'étaient de grands herbages
arrosés par des rigoles et séparés
par des haies ; puis, plus loin, la rivière,
canalisée jusque-là, s'épandait en un vaste
marais. Ce marais, la plus admirable région
de chasse que j'aie jamais vue, était
tout le souci de mon cousin qui l'entretenait
comme un parc. A travers l'immense
peuple de roseaux qui le couvrait, le faisait
vivant, bruissant, houleux, on avait
tracé d'étroites avenues où les barques
plates, conduites et dirigées avec des perches,
passaient, muettes, sur l'eau morte,
frôlaient les joncs, faisaient fuir les poissons
rapides à travers les herbes et plonger
les poules sauvages dont la tête noire et
pointue disparaissait brusquement.



J'aime l'eau d'une passion désordonnée :
la mer, bien que trop grande, trop remuante,
impossible à posséder, les rivières
si jolies mais qui passent, qui fuient,
qui s'en vont, et les marais surtout où
palpite toute l'existence inconnue des bêtes
aquatiques. Le marais c'est un monde
entier sur la terre, monde différent, qui a
sa vie propre, ses habitants sédentaires,
et ses voyageurs de passage, ses voix, ses
bruits et son mystère surtout. Rien n'est
plus troublant, plus inquiétant, plus effrayant,
parfois, qu'un marécage. Pourquoi
cette peur qui plane sur ces plaines basses
couvertes d'eau ? Sont-ce les vagues
rumeurs des roseaux, les étranges feux
follets, le silence profond qui les enveloppe
dans les nuits calmes, ou bien les
brumes bizarres, qui traînent sur les joncs
comme des robes de mortes, ou bien encore
l'imperceptible clapotement, si léger, si
doux, et plus terrifiant parfois que le canon
des hommes ou que le tonnerre du ciel, qui
fait ressembler les marais à des pays de
rêve, à des pays redoutables cachant un
secret inconnaissable et dangereux.



Non. Autre chose s'en dégage, un autre
mystère, plus profond, plus grave, flotte
dans les brouillards épais, le mystère
même de la création peut-être ! Car n'est-ce
pas dans l'eau stagnante et fangeuse,
dans la lourde humidité des terres mouillées
sous la chaleur du soleil, que remua,
que vibra, que s'ouvrit au jour le premier
germe de vie ?



J'arrivai le soir chez mon cousin. Il gelait
à fendre les pierres.



Pendant le dîner, dans la grande salle
dont les buffets, les murs, le plafond
étaient couverts d'oiseaux empaillés, aux
ailes étendues, ou perchés sur des branches
accrochées par des clous, éperviers,
hérons, hiboux, engoulevents, buses,
tiercelets, vautours, faucons, mon cousin
pareil lui même à un étrange animal des
pays froids, vêtu d'une jaquette en peau
de phoque, me racontait les dispositions
qu'il avait prises pour cette nuit même.



Nous devions partir à trois heures et
demie du matin, afin d'arriver vers
quatre heures et demie au point choisi
pour notre affût. On avait construit à cet
endroit une hutte avec des morceaux de
glace pour nous abriter un peu contre le
vent terrible qui précède le jour, ce vent
chargé de froid qui déchire la chair comme
des scies, la coupe comme des lames, la
pique comme des aiguillons empoisonnés,
la tord comme des tenailles, et la brûle
comme du feu.



Mon cousin se frottait les mains : « Je
n'ai jamais vu une gelée pareille, disait-il,
nous avions déjà douze degrés sous zéro
à six heures du soir. »



J'allai me jeter sur mon lit aussitôt
après le repas, et je m'endormis à la lueur
d'une grande flamme flambant dans ma
cheminée.



A trois heures sonnantes on me réveilla.
J'endossai, à mon tour, une peau de
mouton et je trouvai mon cousin Karl
couvert d'une fourrure d'ours. Après avoir
avalé chacun deux tasses de café brûlant
suivies de deux verres de fine champagne,
nous partîmes accompagnés d'un garde et
de nos chiens : Plongeon et Pierrot.



Dès les premiers pas dehors, je me
sentis glacé jusqu'aux os. C'était une de
ces nuits où la terre semble morte de froid.
L'air gelé devient résistant, palpable tant
il fait mal ; aucun souffle ne l'agite ; il est
figé, immobile ; il mord, traverse, dessèche,
tue les arbres, les plantes, les insectes, les
petits oiseaux eux-mêmes qui tombent des
branches sur le sol dur, et deviennent
durs aussi, comme lui, sous l'étreinte du
froid.



La lune, à son dernier quartier, toute
penchée sur le côté, toute pâle, paraissait
défaillante au milieu de l'espace, et si
faible qu'elle ne pouvait plus s'en aller,
qu'elle restait là-haut, saisie aussi, paralysée
par la rigueur du ciel. Elle répandait
une lumière sèche et triste sur le monde,
cette lueur mourante et blafarde qu'elle
nous jette chaque mois, à la fin de sa résurrection.



Nous allions, côte à côte, Karl et moi,
le dos courbé, les mains dans nos poches
et le fusil sous le bras. Nos chaussures
enveloppées de laine afin de pouvoir marcher
sans glisser sur la rivière gelée ne faisaient
aucun bruit ; et je regardais la fumée
blanche que faisait l'haleine de nos chiens.



Nous fûmes bientôt au bord du marais,
et nous nous engageâmes dans une des
allées de roseaux secs qui s'avançait à travers
cette forêt basse.



Nos coudes, frôlant les longues feuilles
en rubans, laissaient derrière nous un léger
bruit ; et je me sentis saisi, comme je ne
l'avais jamais été, par l'émotion puissante
et singulière que font naître en moi les
marécages. Il était mort, celui-là, mort de
froid, puisque nous marchions dessus, au
milieu de son peuple de joncs desséchés.



Tout à coup, au détour d'une des allées,
j'aperçus la hutte de glace qu'on
avait construite pour nous mettre à l'abri.
J'y entrai, et comme nous avions encore
près d'une heure à attendre le réveil des
oiseaux errants, je me roulai dans ma
couverture pour essayer de me réchauffer.



Alors, couché sur le dos, je me mis à regarder
la lune déformée, qui avait quatre
cornes à travers les parois vaguement
transparentes de cette maison polaire.



Mais le froid du marais gelé, le froid de
ces murailles, le froid tombé du firmament
me pénétra bientôt d'une façon si
terrible, que je me mis à tousser.



Mon cousin Karl fut pris d'inquiétude :
« Tant pis si nous ne tuons pas grand'-chose
aujourd'hui, dit-il, je ne veux pas
que tu t'enrhumes ; nous allons faire du
feu. » Et il donna l'ordre au garde de couper
des roseaux.



On en fit un tas au milieu de notre hutte
défoncée au sommet pour laisser échapper
la fumée ; et lorsque la flamme rouge
monta le long des cloisons claires de cristal,
elles se mirent à fondre, doucement,
à peine, comme si ces pierres de glace
avaient sué. Karl, resté dehors, me cria :
« Viens donc voir ! » Je sortis et je restai
éperdu d'étonnement. Notre cabane, en
forme de cône, avait l'air d'un monstrueux
diamant au cœur de feu poussé soudain
sur l'eau gelée du marais. Et dedans, on
voyait deux formes fantastiques, celles de
nos chiens qui se chauffaient.



Mais un cri bizarre, un cri perdu, un cri
errant, passa sur nos têtes. La lueur de
notre foyer réveillait les oiseaux sauvages.



Rien ne m'émeut comme cette première
clameur de vie qu'on ne voit point et qui
court dans l'air sombre, si vite, si loin,
avant qu'apparaisse à l'horizon la première
clarté des jours d'hiver. Il me semble
à cette heure glaciale de l'aube, que ce
cri fuyant emporté par les plumes d'une
bête est un soupir de l'âme du monde !



Karl disait : « Éteignez le feu. Voici
l'aurore. »



Le ciel en effet commençait à pâlir, et
les bandes de canards traînaient de longues
taches rapides, vite effacées, sur le
firmament.



Une lueur éclata dans la nuit, Karl venait
de tirer ; et les deux chiens s'élancèrent.



Alors, de minute en minute, tantôt lui
et tantôt moi, nous ajustions vivement dès
qu'apparaissait au-dessus des roseaux
l'ombre d'une tribu volante. Et Pierrot et
Plongeon, essoufflés et joyeux, nous rapportaient
des bêtes sanglantes dont l'œil
quelquefois nous regardait encore.



Le jour s'était levé, un jour clair et
bleu ; le soleil apparaissait au fond de la
vallée et nous songions à repartir, quand
deux oiseaux, le col droit et les ailes tendues,
glissèrent brusquement sur nos têtes.
Je tirai. Un d'eux tomba presque à
mes pieds. C'était une sarcelle au ventre
d'argent. Alors, dans l'espace au-dessus
de moi, une voix, une voix d'oiseau cria.
Ce fut une plainte courte, répétée, déchirante ;
et la bête, la petite bête épargnée
se mit à tourner dans le bleu du ciel au-dessus
de nous en regardant sa compagne
morte que je tenais entre mes mains.



Karl, à genoux, le fusil à l'épaule, l'œil
ardent, la guettait, attendant qu'elle fût
assez proche.



 — Tu as tué la femelle, dit-il, le mâle
ne s'en ira pas.



Certes, il ne s'en allait point ; il tournoyait
toujours, et pleurait autour de nous.
Jamais gémissement de souffrance ne me
déchira le cœur comme l'appel désolé,
comme le reproche lamentable de ce pauvre
animal perdu dans l'espace.



Parfois, il s'enfuyait sous la menace du
fusil qui suivait son vol ; il semblait prêt
à continuer sa route, tout seul à travers
le ciel. Mais ne s'y pouvant décider il revenait
bientôt pour chercher sa femelle.



 — Laisse-la par terre, me dit Karl, il
approchera tout à l'heure.



Il approchait, en effet, insouciant du
danger, affolé par son amour de bête, pour
l'autre bête que j'avais tuée.



Karl tira ; ce fut comme si on avait
coupé la corde qui tenait suspendu l'oiseau.
Je vis une chose noire qui tombait ;
j'entendis dans les roseaux le bruit d'une
chute. Et Pierrot me le rapporta.



Je les mis, froids déjà, dans le même carnier...
et je repartis, ce jour-là, pour Paris.














LE TROU








Coups et blessures, ayant occasionné la
mort.
Tel était le chef d'accusation qui
faisait comparaître en cour d'assises le
sieur Léopold Renard, tapissier.



Autour de lui les principaux témoins,
la dame Flamèche, veuve de la victime,
les nommés Louis Ladureau, ouvrier ébéniste,
et Jean Durdent, plombier.



Près du criminel, sa femme en noir,
petite, laide, l'air d'une guenon habillée
en dame.



Et voici comment Renard (Léopold) raconte
le drame :



 — Mon Dieu, c'est un malheur dont je
fus tout le temps la première victime, et
dont ma volonté n'est pour rien. Les faits
se commentent d'eux-mêmes, m'sieu l'président.
Je suis un honnête homme, homme
de travail, tapissier dans la même rue
depuis seize ans, connu, aimé, respecté,
considéré de tous, comme en ont attesté
les voisins, même la concierge qui n'est
pas folâtre tous les jours. J'aime le travail,
j'aime l'épargne, j'aime les honnêtes gens
et les plaisirs honnêtes. Voilà ce qui m'a
perdu, tant pis pour moi ; ma volonté n'y
étant pas, je continue à me respecter.



« Donc, tous les dimanches, mon épouse
que voilà et moi, depuis cinq ans, nous
allons passer la journée à Poissy. Ça nous
fait prendre l'air, sans compter que nous
aimons la pêche à la ligne, oh ! mais là,
nous l'aimons comme des petits oignons.
C'est Mélie qui m'a donné cette passion-là,
la rosse, et qu'elle y est plus emportée
que moi, la teigne, vu que tout le mal vient
d'elle en c't'affaire-là, comme vous l'allez
voir par la suite.



« Moi, je suis fort et doux, pas méchant
pour deux sous. Mais elle ! oh ! là ! là ! ça
n'a l'air de rien, c'est petit, c'est maigre ;
eh bien ! c'est plus malfaisant qu'une
fouine. Je ne nie pas qu'elle ait des qualités ;
elle en a, et d'importantes pour un
commerçant. Mais son caractère ! Parlez-en
aux alentours, et même à la concierge
qui m'a déchargé tout à l'heure... elle vous
en dira des nouvelles.



« Tous les jours elle me reprochait ma
douceur : « C'est moi qui ne me laisserais
pas faire ci ! C'est moi qui ne
me laisserais pas faire ça. » En l'écoutant,
m'sieu l'président, j'aurais eu au
moins trois duels au pugilat par mois...



Mme Renard l'interrompit : « Cause toujours ;
rira bien qui rira l'dernier. »



Il se tourna vers elle avec candeur :



 — Eh bien, j'peux t'charger puisque t'es
pas en cause, toi...



Puis, faisant de nouveau face au président :



 — Lors je continue. Donc nous allions
à Poissy tous les samedis soir pour y
pêcher dès l'aurore du lendemain. C'est
une habitude pour nous qu'est devenue
une seconde nature, comme on dit. J'avais
découvert, voilà trois ans cet été, une
place, mais une place ! Oh ! là ! là ! à
l'ombre, huit pieds d'eau, au moins, p't-être
dix, un trou, quoi, avec des retrous
sous la berge, une vraie niche à poisson,
un paradis pour le pêcheur. Ce trou-là,
m'sieu l'président, je pouvais le considérer
comme à moi, vu que j'en étais le
Christophe Colomb. Tout le monde le
savait dans le pays, tout le monde sans
opposition. On disait : « Ça, c'est la place
à Renard ; » et personne n'y serait venu,
pas même M. Plumeau, qu'est connu, soit
dit sans l'offenser, pour chiper les places
des autres.



« Donc, sûr de mon endroit, j'y revenais
comme un propriétaire. A peine arrivé,
le samedi, je montais dans Dalila, avec
mon épouse. — Dalila c'est ma norvégienne,
un bateau que j'ai fait construire
chez Fournaise, quéque chose de léger et
de sûr. — Je dis que nous montons dans
Dalila, et nous allons amorcer. Pour
amorcer, il n'y a que moi, et ils le savent
bien, les camaraux. — Vous me demanderez
avec quoi j'amorce ? Je n'peux pas
répondre. Ça ne touche point à l'accident ;
je ne peux pas répondre, c'est mon secret. — Ils
sont plus de deux cents qui me
l'ont demandé. On m'en a offert des petits
verres, et des fritures, et des matelotes
pour me faire causer !! Mais va voir
s'ils viennent, les chevesnes. Ah ! oui, on
m'a tapé sur le ventre pour la connaître,
ma recette... Il n'y a que ma femme qui la
sait... et elle ne la dira pas plus que moi !...
Pas vrai, Mélie ?...



Le président l'interrompit.



 — Arrivez au fait le plus tôt possible.



Le prévenu reprit : « J'y viens, j'y viens.
Donc le samedi 8 juillet, parti par le train
de cinq heures vingt-cinq, nous allâmes,
dès avant dîner, amorcer comme tous les
samedis. Le temps s'annonçait bien. Je
disais à Mélie : « Chouette, chouette pour
demain ! » Et elle répondait : « Ça promet. »
Nous ne causons jamais plus que
ça ensemble.



« Et puis, nous revenons dîner. J'étais
content, j'avais soif. C'est cause de tout,
m'sieu l'président. Je dis à Mélie : « Tiens,
Mélie, il fait beau, si je buvais une bouteille
de casque à mèche ». C'est un petit vin
blanc que nous avons baptisé comme ça,
parce que, si on en boit trop, il vous empêche
de dormir et il remplace le casque
à mèche. Vous comprenez.



« Elle me répond : « Tu peux faire à ton
idée, mais tu s'ras encore malade ; et tu
ne pourras pas te lever demain. » — Ça,
c'était vrai, c'était sage, c'était prudent,
c'était perspicace, je le confesse. Néanmoins,
je ne sus pas me contenir ; et je
la bus ma bouteille. Tout vint de là.



« Donc, je ne pus pas dormir. Cristi ! je
l'ai eu jusqu'à deux heures du matin, ce
casque à mèche en jus de raisin. Et puis
pouf, je m'endors, mais là je dors à n'pas
entendre gueuler l'ange du jugement dernier.



« Bref, ma femme me réveille à six heures.
Je saute du lit, j'passe vite et vite
ma culotte et ma vareuse ; un coup d'eau
sur le museau et nous sautons dans Dalila.
Trop tard. Quand j'arrive à mon trou,
il était pris ! Jamais ça n'était arrivé,
m'sieu l'président, jamais depuis trois
ans ! Ça m'a fait un effet comme si on me
dévalisait sous mes yeux. Je dis : « Nom
d'un nom, d'un nom, d'un nom ! » Et
v'là ma femme qui commence à me harceler.
« Hein, ton casque à mèche ! Va
donc, soûlot ! Es-tu content, grande bête. »



« Je ne disais rien ; c'était vrai, tout ça.



« Je débarque tout de même près de l'endroit
pour tâcher de profiter des restes.
Et peut-être qu'il ne prendrait rien c't
homme ? et qu'il s'en irait.



« C'était un petit maigre, en coutil blanc,
avec un grand chapeau de paille. Il avait
aussi sa femme, une grosse qui faisait de
la tapisserie derrière lui.



« Quand elle nous vit nous installer près
du lieu, v'là qu'elle murmure :



«  — Il n'y a donc pas d'autre place sur
la rivière ? »



« Et la mienne, qui rageait, de répondre :



«  — Les gens qu'ont du savoir-vivre s'informent
des habitudes d'un pays avant
d'occuper les endroits réservés.



« Comme je ne voulais pas d'histoires,
je lui dis :



«  — Tais-toi, Mélie. Laisse faire, laisse
faire. Nous verrons bien.



« Donc, nous avions mis Dalila sous les
saules, nous étions descendus, et nous
pêchions, coude à coude, Mélie et moi,
juste à côté des deux autres.



« Ici, m'sieu l'président, il faut que
j'entre dans le détail.



« Y avait pas cinq minutes que nous
étions là quand la ligne du voisin s'met
à plonger deux fois, trois fois ; et puis
voilà qu'il en amène un, de chevesne,
gros comme ma cuisse, un peu moins
p't-être, mais presque ! Moi, le cœur me
bat ; j'ai une sueur aux tempes, et Mélie
qui me dit : « Hein, pochard, l'as-tu vu,
celui-là ! »



« Sur ces entrefaites, M. Bru, l'épicier
de Poissy, un amateur de goujon, lui,
passe en barque et me crie : « On vous a
pris votre endroit, monsieur Renard ? » Je
lui réponds : « Oui, monsieur Bru, il y a
dans ce monde des gens pas délicats qui
ne savent pas les usages. »



« Le petit coutil d'à côté avait l'air de ne
pas entendre, sa femme non plus, sa
grosse femme, un veau quoi ! »



Le président interrompit une seconde
fois : « Prenez-garde ! Vous insultez Mme
veuve Flamèche, ici présente. »



Renard s'excusa : « Pardon, pardon,
c'est la passion qui m'emporte. »



« Donc, il ne s'était pas écoulé un quart
d'heure que le petit coutil en prit encore
un, de chevesne — et un autre presque
par-dessus, et encore un cinq minutes
plus tard. »



« Moi, j'en avais les larmes aux yeux. Et
puis je sentais Mme Renard en ébullition ;
elle me lancicotait sans cesse :



« Ah ! misère ! crois-tu qu'il te le vole,
ton poisson ? Crois-tu ? Tu ne prendras
rien, toi, pas une grenouille, rien de rien,
rien. Tiens, j'ai du feu dans la main, rien
que d'y penser. »



« Moi, je me disais : — Attendons midi.
Il ira déjeuner, ce braconnier-là, et je la
reprendrai, ma place. Vu que moi, m'sieu
l'président, je déjeune sur les lieux tous
les dimanches. Nous apportons les provisions
dans Dalila. »



« Ah ! ouiche. Midi sonne ! Il avait un
poulet dans un journal, le malfaiteur, et
pendant qu'il mange, v'là qu'il en prend
encore un, de chevesne ! »



« Mélie et moi nous cassions une croûte
aussi, comme ça, sur le pouce, presque
rien, le cœur n'y était pas. »



« Alors, pour faire digestion, je prends
mon journal. Tous les dimanches, comme
ça, je lis le Gil Blas, à l'ombre, au bord
de l'eau. C'est le jour de Colombine, vous
savez bien, Colombine qu'écrit des articles
dans le Gil Blas. J'avais coutume de
faire enrager Mme Renard en prétendant
la connaître, c'te Colombine. C'est
pas vrai, je la connais pas, je ne l'ai jamais
vue, n'importe, elle écrit bien ; et
puis elle dit des choses rudement d'aplomb
pour une femme. Moi, elle me va, y en a
pas beaucoup dans son genre. »



« Voilà donc que je commence à asticoter
mon épouse, mais elle se fâche tout
de suite, et raide, encore. Donc je me tais. »



« C'est à ce moment qu'arrivent de
l'autre côté de la rivière nos deux témoins
que voilà, M. Ladureau et M. Durdent.
Nous nous connaissions de vue. »



« Le petit s'était remis à pêcher. Il en
prenait que j'en tremblais, moi. Et sa
femme se met à dire : « La place est rudement
bonne, nous y reviendrons toujours,
Désiré ! »



Moi, je me sens un froid dans le dos.
Et Mme Renard répétait : « T'es pas un
homme, t'es pas un homme. T'as du sang
de poulet dans les veines. »



« Je lui dis soudain : « Tiens, j'aime
mieux m'en aller, je ferais quelque bêtise. »



« Et elle me souffle, comme si elle m'eût
mis un fer rouge sous le nez : « T'es pas
un homme. V'là qu'tu fuis, maintenant,
que tu rends la place ! Va donc, Bazaine ! »



« Là, je me suis senti touché. Cependant
je ne bronche pas. »



« Mais l'autre, il lève une brème, oh !
jamais je n'en ai vu telle. Jamais ! »



« Et r'voilà ma femme qui se met à
parler haut, comme si elle pensait. Vous
voyez d'ici la malice. Elle disait : « C'est
ça qu'on peut appeler du poisson volé, vu
que nous avons amorcé la place nous-mêmes.
Il faudrait rendre au moins l'argent
dépensé pour l'amorce. »



Alors, la grosse au petit coutil se mit à
dire à son tour : « C'est à nous que vous
en avez, madame ? »



«  — J'en ai aux voleurs de poisson qui
profitent de l'argent dépensé par les autres. »



«  — C'est nous que vous appelez des
voleurs de poisson ? »



« Et voilà qu'elles s'expliquent, et puis
qu'elles en viennent aux mots. Cristi,
elles en savent, les gueuses, et de tapés.
Elles gueulaient si fort que nos deux témoins,
qui étaient sur l'autre berge,
s'mettent à crier pour rigoler : « Eh ! là-bas,
un peu de silence. Vous allez empêcher
vos époux de pêcher. »



« Le fait est que le petit coutil et moi,
nous ne bougions pas plus que deux souches.
Nous restions là, le nez sur l'eau,
comme si nous n'avions pas entendu. »



« Cristi de cristi, nous entendions bien
pourtant : « Vous n'êtes qu'une menteuse. — Vous
n'êtes qu'une traînée. — Vous
n'êtes qu'une roulure. — Vous n'êtes
qu'une rouchie. » Et va donc, et va donc.
Un matelot n'en sait pas plus.



« Soudain, j'entends un bruit derrière
moi. Je me r'tourne. C'était l'autre, la
grosse, qui tombait sur ma femme à coups
d'ombrelle. Pan ! pan ! Mélie en r'çoit
deux. Mais elle rage, Mélie, et puis elle
tape, quand elle rage. Elle vous attrape
la grosse par les cheveux, et puis v'lan,
v'lan, v'lan, des gifles qui pleuvaient
comme des prunes. »



« Moi, je les aurais laissé faire. Les
femmes entre elles, les hommes entre
eux. Il ne faut pas mêler les coups. Mais
le petit coutil se lève comme un diable et
puis il veut sauter sur ma femme. Ah !
mais non ! ah ! mais non ! pas de ça, camarade.
Moi je le reçois sur le bout de mon
poing, cet oiseau-là. Et gnon, et gnon. Un
dans le nez, l'autre dans le ventre. Il lève
les bras, il lève la jambe et il tombe sur
le dos, en pleine rivière, juste dans l'trou. »



« Je l'aurais repêché pour sûr, m'sieu l'président,
si j'avais eu le temps tout de
suite. Mais, pour comble, la grosse prenait
le dessus, et elle vous tripotait Mélie
de la belle façon. Je sais bien que j'aurais
pas dû la secourir pendant que l'autre
buvait son coup. Mais je ne pensais pas
qu'il se serait noyé. Je me disais : « Bah !
ça le rafraîchira ! »



« Je cours donc aux femmes pour les séparer.
Et j'en reçois des gnons, des coups
d'ongles et des coups de dents. Cristi,
quelles rosses ! »



« Bref, il me fallut bien cinq minutes,
peut-être dix, pour séparer ces deux
crampons-là. »



« J'me r'tourne. Pu rien. L'eau calme
comme un lac. Et les autres là-bas
qui criaient : « Repêchez-le, repêchez-le. »



« C'est bon à dire, ça, mais je ne sais pas
nager moi, et plonger encore moins, pour
sûr ! »



« Enfin le barragiste est venu et deux
messieurs avec des gaffes, ça avait bien
duré un grand quart d'heure. On l'a retrouvé
au fond du trou, sous huit pieds
d'eau, comme j'avais dit, mais il y était,
le petit coutil ! »



« Voilà les faits tels que je les jure. Je
suis innocent, sur l'honneur. »



Les témoins ayant déposé dans le même
sens, le prévenu fut acquitté.
















SAUVÉE







Elle entra comme une balle qui crève
une vitre, la petite marquise de Rennedon,
et elle se mit à rire avant de parler, à rire
aux larmes comme elle avait fait un mois
plus tôt en annonçant à son amie qu'elle
avait trompé le marquis pour se venger,
rien que pour se venger, et rien qu'une
fois, parce qu'il était vraiment trop bête et
trop jaloux.



La petite baronne de Grangerie avait
jeté sur son canapé le livre qu'elle lisait et
elle regardait Annette avec curiosité, riant
déjà elle-même.



Enfin elle demanda :



 — Qu'est-ce que tu as encore fait ?



 — Oh !... ma chère... ma chère... C'est
trop drôle... trop drôle..., figure-toi... je
suis sauvée !... sauvée !... sauvée !...



 — Comment sauvée ?



 — Oui, sauvée !



 — De quoi ?



 — De mon mari, ma chère, sauvée ! Délivrée !
libre ! libre ! libre !



 — Comment libre ? En quoi ?



 — En quoi ! Le divorce ! Oui, le divorce !
Je tiens le divorce !



 — Tu es divorcée ?



 — Non, pas encore, que tu es sotte ! On
ne divorce pas en trois heures ! Mais j'ai
des preuves... des preuves... des preuves
qu'il me trompe... un flagrant délit... songe... un
flagrant délit... je le tiens...



 — Oh, dis-moi ça ! Alors il te trompait ?



 — Oui... c'est-à-dire non... oui et non...
je ne sais pas. Enfin, j'ai des preuves,
c'est l'essentiel.



 — Comment as-tu fait ?



 — Comment j'ai fait ?... Voilà ! Oh ! j'ai
été forte, rudement forte. Depuis trois
mois il était devenu odieux, tout à fait
odieux, brutal, grossier, despote, ignoble
enfin. Je me suis dit : Ça ne peut pas durer,
il me faut le divorce ! Mais comment ?
Ça n'était pas facile. J'ai essayé de me
faire battre par lui. Il n'a pas voulu. Il me
contrariait du matin au soir, me forçait
à sortir quand je ne voulais pas, à rester
chez moi quand je désirais dîner en ville ;
il me rendait la vie insupportable d'un
bout à l'autre de la semaine, mais il ne
me battait pas.



« Alors, j'ai tâché de savoir s'il avait une
maîtresse. Oui, il en avait une, mais il
prenait mille précautions pour aller chez
elle. Ils étaient imprenables ensemble.
Alors, devine ce que j'ai fait ?



 — Je ne devine pas.



 — Oh ! tu ne devinerais jamais. J'ai prié
mon frère de me procurer une photographie
de cette fille.



 — De la maîtresse de ton mari ?



 — Oui. Ça a coûté quinze louis à Jacques,
le prix d'un soir, de sept heures à
minuit, dîner compris, trois louis l'heure.
Il a obtenu la photographie par-dessus le
marché.



 — Il me semble qu'il aurait pu l'avoir
à moins en usant d'une ruse quelconque
et sans... sans... sans être obligé de prendre
en même temps l'original.



 — Oh ! elle est jolie. Ça ne déplaisait
pas à Jacques. Et puis moi j'avais besoin
de détails sur elle, de détails physiques
sur sa taille, sur sa poitrine, sur son teint,
sur mille choses enfin.



 — Je ne comprends pas.



 — Tu vas voir. Quand j'ai connu tout
ce que je voulais savoir, je me suis rendue
chez un... comment dirais-je... chez
un homme d'affaires... tu sais... de ces
hommes qui font des affaires de toute
sorte... de toute nature... des agents de...
de... de publicité et de complicité... de
ces hommes... enfin tu comprends.



 — Oui, à peu près. Et tu lui as dit ?



 — Je lui ai dit, en lui montrant la photographie
de Clarisse (elle s'appelle Clarisse) :
« Monsieur, il me faut une femme
de chambre qui ressemble à ça. Je la veux
jolie, élégante, fine, propre. Je la paierai
ce qu'il faudra. Si ça me coûte dix mille
francs, tant pis. Je n'en aurai pas besoin
plus de trois mois. »



« Il avait l'air très étonné, cet homme. Il
demanda : « Madame la veut-elle irréprochable ? »



« Je rougis, et je balbutiai : « Mais oui,
comme probité. »



« Il reprit : « ... Et... comme mœurs... »
Je n'osai pas répondre. Je fis seulement
un signe de tête qui voulait dire : non.
Puis, tout à coup, je compris qu'il avait
un horrible soupçon, et je m'écriai, perdant
l'esprit : « Oh ! Monsieur... c'est pour
mon mari... qui me trompe... qui me
trompe en ville... et je veux... je veux
qu'il me trompe chez moi... vous comprenez...
pour le surprendre... »



« Alors, l'homme se mit à rire. Et je
compris à son regard qu'il m'avait rendu
son estime. Il me trouvait même très forte.
J'aurais bien parié qu'à ce moment-là il
avait envie de me serrer la main.



« Il me dit : « Dans huit jours, Madame,
j'aurai votre affaire. Et nous changerons
de sujet s'il le faut. Je réponds du succès.
Vous ne me payerez qu'après réussite.
Ainsi cette photographie représente la
maîtresse de monsieur votre mari ?



«  — Oui, Monsieur.



«  — Une belle personne, une fausse maigre.
Et quel parfum ?



« Je ne comprenais pas ; je répétai : — Comment,
quel parfum ?



« Il sourit : « Oui, madame, le parfum
est essentiel pour séduire un homme ; car
cela lui donne des ressouvenirs inconscients
qui le disposent à l'action ; le parfum établit
des confusions obscures dans son esprit,
le trouble et l'énerve en lui rappelant ses
plaisirs. Il faudrait tâcher de savoir aussi
ce que monsieur votre mari a l'habitude de
manger quand il dîne avec cette dame. Vous
pourriez lui servir les mêmes plats le soir
où vous le pincerez. Oh ! nous le tenons,
Madame, nous le tenons. »



« Je m'en allai enchantée. J'étais tombée
là vraiment sur un homme très intelligent.








« Trois jours plus tard, je vis arriver
chez moi une grande fille brune, très belle,
avec l'air modeste et hardi en même temps,
un singulier air de rouée. Elle fut très
convenable avec moi. Comme je ne savais
trop qui c'était, je l'appelais « mademoiselle » ;
alors, elle me dit : « Oh ! Madame
peut m'appeler Rose tout court. » Nous
commençâmes à causer.



«  — Eh bien, Rose, vous savez pourquoi
vous venez ici ?



«  — Je m'en doute, Madame.



«  — Fort bien, ma fille... et cela ne
vous... ennuie pas trop ?



«  — Oh ! Madame, c'est le huitième divorce
que je fais ; j'y suis habituée.



«  — Alors parfait. Vous faut-il longtemps
pour réussir ?



«  — Oh ! Madame, cela dépend tout à fait
du tempérament de Monsieur. Quand j'aurai
vu Monsieur cinq minutes en tête-à-tête,
je pourrai répondre exactement à
Madame.



«  — Vous le verrez tout à l'heure, mon
enfant. Mais je vous préviens qu'il n'est
pas beau.



«  — Cela ne me fait rien, Madame. J'en
ai séparé déjà de très laids. Mais je demanderai
à Madame si elle s'est informée
du parfum.



«  — Oui, ma bonne Rose, — la verveine.



«  — Tant mieux, Madame, j'aime beaucoup
cette odeur-là ! Madame peut-elle
me dire aussi si la maîtresse de Monsieur
porte du linge de soie ?



«  — Non, mon enfant : de la batiste avec
dentelles.



«  — Oh ! alors, c'est une personne
comme il faut. Le linge de soie commence à
devenir commun.



«  — C'est très vrai, ce que vous dites
là !



«  — Eh bien, Madame, je vais prendre
mon service.



« Elle prit son service, en effet, immédiatement,
comme si elle n'eût fait que cela
toute sa vie.



« Une heure plus tard mon mari rentrait,
Rose ne leva même pas les yeux sur lui,
mais il leva les yeux sur elle, lui. Elle
sentait déjà la verveine à plein nez. Au
bout de cinq minutes elle sortit.



« Il me demanda aussitôt :



«  — Qu'est-ce que c'est que cette fille-là ?



«  — Mais... ma nouvelle femme de
chambre.



«  — Où l'avez-vous trouvée ?



«  — C'est la baronne de Grangerie qui
me l'a donnée, avec les meilleurs renseignements.



«  — Ah ! elle est assez jolie !



«  — Vous trouvez ?



«  — Mais oui... pour une femme de
chambre.



« J'étais ravie. Je sentais qu'il mordait
déjà.



« Le soir même, Rose me disait : « Je
puis maintenant promettre à Madame que
ça ne durera pas plus de quinze jours.
Monsieur est très facile !



«  — Ah ! vous avez déjà essayé ?



«  — Non, Madame ; mais ça se voit
au premier coup d'œil. Il a déjà envie
de m'embrasser en passant à côté de
moi.



«  — Il ne vous a rien dit ?



«  — Non, Madame, il m'a seulement
demandé mon nom... pour entendre le
son de ma voix.



«  — Très bien, ma bonne Rose. Allez
le plus vite que vous pourrez.



«  — Que Madame ne craigne rien. Je
ne résisterai que le temps nécessaire pour
ne pas me déprécier.



« Au bout de huit jours, mon mari ne sortait
presque plus. Je le voyais rôder toute
l'après-midi dans la maison ; et ce qu'il y
avait de plus significatif dans son affaire,
c'est qu'il ne m'empêchait plus de sortir.
Et moi j'étais dehors toute la journée...
pour... pour le laisser libre.



« Le neuvième jour, comme Rose me
déshabillait, elle me dit d'un air timide :



«  — C'est fait, Madame, de ce matin.



« Je fus un peu surprise, un rien émue
même, non de la chose, mais plutôt de la
manière dont elle me l'avait dite. Je balbutiai : — Et...
et... ça c'est bien passé ?...



«  — Oh ! très bien, Madame. Depuis
trois jours déjà il me pressait, mais je ne
voulais pas aller trop vite. Madame me
préviendra du moment où elle désire le
flagrant délit.



«  — Oui, ma fille. Tenez !... prenons
jeudi.



«  — Va pour jeudi, Madame. Je n'accorderai
rien jusque-là pour tenir Monsieur
en éveil.



«  — Vous êtes sûre de ne pas manquer ?



«  — Oh ! oui, Madame, très sûre. Je vais
allumer Monsieur dans les grands prix, de
façon à le faire donner juste à l'heure que
Madame voudra bien me désigner.



«  — Prenons cinq heures, ma bonne
Rose.



«  — Ça va pour cinq heures, Madame ;
et à quel endroit ?



«  — Mais... dans ma chambre.



«  — Soit, dans la chambre de Madame.



« Alors, ma chérie, tu comprends ce que
j'ai fait. J'ai été chercher papa et maman
d'abord, et puis mon oncle d'Orvelin, le
président, et puis M. Raplet, le juge, l'ami
de mon mari. Je ne les ai pas prévenus
de ce que j'allais leur montrer. Je les ai
fait entrer tous sur la pointe des pieds
jusqu'à la porte de ma chambre. J'ai attendu
cinq heures, cinq heures juste. Oh !
comme mon cœur battait. J'avais fait
monter aussi le concierge pour avoir un
témoin de plus ! Et puis... et puis, au moment
où la pendule commence à sonner,
pan, j'ouvre la porte toute grande... Ah !
ah ! ah ! ça y était en plein... en plein...
ma chère... Oh ! quelle tête !... si tu avais
vu sa tête !... Et il s'est retourné... l'imbécile ?
Ah ! qu'il était drôle... Je riais, je
riais... Et papa qui s'est fâché, qui voulait
battre mon mari... Et le concierge, un bon
serviteur, qui l'aidait à se rhabiller... devant
nous... devant nous... Il boutonnait
ses bretelles... que c'était farce !... Quant
à Rose, parfaite ! absolument parfaite...
Elle pleurait... elle pleurait très bien. C'est
une fille précieuse... Si tu en as jamais
besoin, n'oublie pas !



« Et me voici... Je suis venue tout de
suite te raconter la chose... tout de suite.
Je suis libre. Vive le divorce !... »



Et elle se mit à danser au milieu du
salon, tandis que la petite baronne, songeuse
et contrariée, murmurait :



 — Pourquoi ne m'as-tu pas invitée à
voir ça ?















CLOCHETTE








Sont-ils étranges, ces anciens souvenirs
qui vous hantent sans qu'on puisse se
défaire d'eux !



Celui-là est si vieux, si vieux que je ne
saurais comprendre comment il est resté
si vif et si tenace dans mon esprit. J'ai vu
depuis tant de choses sinistres, émouvantes
ou terribles, que je m'étonne de ne
pouvoir passer un jour, un seul jour, sans
que la figure de la mère Clochette ne se
retrace devant mes yeux, telle que je la
connus, autrefois, voilà si longtemps,
quand j'avais dix ou douze ans.



C'était une vieille couturière qui venait
une fois par semaine, tous les mardis,
raccommoder le linge chez mes parents.
Mes parents habitaient une de ces demeures
de campagne appelées châteaux, et qui sont
simplement d'antiques maisons à toit aigu,
dont dépendent quatre ou cinq fermes
groupées autour.



Le village, un gros village, un bourg,
apparaissait à quelques centaines de mètres,
serré autour de l'église, une église
de briques rouges devenues noires avec le
temps.



Donc, tous les mardis, la mère Clochette
arrivait entre six heures et demie
et sept heures du matin et montait aussitôt
dans la lingerie se mettre au travail.



C'était une haute femme maigre, barbue,
ou plutôt poilue, car elle avait de la barbe
sur toute la figure, une barbe surprenante,
inattendue, poussée par bouquets
invraisemblables, par touffes frisées qui
semblaient semées par un fou à travers ce
grand visage de gendarme en jupes. Elle
en avait sur le nez, sous le nez, autour du
nez, sur le menton, sur les joues ; et ses
sourcils d'une épaisseur et d'une longueur
extravagantes, tout gris, touffus, hérissés,
avaient tout à fait l'air d'une paire de
moustaches placées là par erreur.



Elle boitait, non pas comme boitent les
estropiés ordinaires, mais comme un navire
à l'ancre. Quand elle posait sur sa
bonne jambe son grand corps osseux et
dévié, elle semblait prendre son élan pour
monter sur une vague monstrueuse, puis,
tout à coup, elle plongeait comme pour
disparaître dans un abîme, elle s'enfonçait
dans le sol. Sa marche éveillait bien l'idée
d'une tempête, tant elle se balançait en
même temps ; et sa tête toujours coiffée
d'un énorme bonnet blanc, dont les rubans
lui flottaient dans le dos, semblait traverser
l'horizon, du nord au sud et du
sud au nord, à chacun de ses mouvements.



J'adorais cette mère Clochette. Aussitôt
levé je montais dans la lingerie où je la
trouvais installée à coudre, une chaufferette
sous les pieds. Dès que j'arrivais,
elle me forçait à prendre cette chaufferette
et à m'asseoir dessus pour ne pas
m'enrhumer dans cette vaste pièce froide,
placée sous le toit.



 — Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.



Elle me contait des histoires, tout en
reprisant le linge avec ses longs doigts
crochus, qui étaient vifs ; ses yeux derrière
ses lunettes aux verres grossissants, car
l'âge avait affaibli sa vue, me paraissaient
énormes, étrangement profonds, doubles.



Elle avait, autant que je puis me rappeler
les choses qu'elle me disait et dont
mon cœur d'enfant était remué, une âme
magnanime de pauvre femme. Elle voyait
gros et simple. Elle me contait les événements
du bourg, l'histoire d'une vache
qui s'était sauvée de l'étable et qu'on avait
retrouvée, un matin, devant le moulin de
Prosper Malet, regardant tourner les ailes
de bois, ou l'histoire d'un œuf de poule
découvert dans le clocher de l'église sans
qu'on eût jamais compris quelle bête était
venue le pondre là, ou l'histoire du chien
de Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre
à dix lieues du village la culotte de son
maître volée par un passant tandis qu'elle
séchait devant la porte après une course à
la pluie. Elle me contait ces naïves aventures
de telle façon qu'elles prenaient en
mon esprit des proportions de drames
inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux ;
et les contes ingénieux inventés
par des poètes et que me narrait ma mère,
le soir, n'avaient point cette saveur, cette
ampleur, cette puissance des récits de la
paysanne.



Or, un mardi, comme j'avais passé toute
la matinée à écouter la mère Clochette, je
voulus remonter près d'elle, dans la journée,
après avoir été cueillir des noisettes
avec le domestique, au bois des Hallets,
derrière la ferme de Noirpré. Je me rappelle
tout cela aussi nettement que les
choses d'hier.



Or, en ouvrant la porte de la lingerie,
j'aperçus la vieille couturière étendue sur
le sol, à côté de sa chaise, la face par terre,
les bras allongés, tenant encore son
aiguille d'une main, et de l'autre, une de
mes chemises. Une de ses jambes, dans un
bas bleu, la grande sans doute, s'allongeait
sous sa chaise ; et les lunettes brillaient
au pied de la muraille, ayant roulé
loin d'elle.



Je me sauvai en poussant des cris aigus.
On accourut ; et j'appris au bout de quelques
minutes que la mère Clochette était
morte.



Je ne saurais dire l'émotion profonde,
poignante, terrible, qui crispa mon cœur
d'enfant. Je descendis à petits pas dans le
salon et j'allai me cacher dans un coin
sombre, au fond d'une immense et antique
bergère où je me mis à genoux pour pleurer.
Je restai là longtemps sans doute,
car la nuit vint.



Tout à coup on entra avec une lampe,
mais on ne me vit pas et j'entendis mon
père et ma mère causer avec le médecin,
dont je reconnus la voix.



On l'avait été chercher bien vite et il expliquait
les causes de l'accident. Je n'y compris
rien d'ailleurs. Puis il s'assit, et
accepta un verre de liqueur avec un biscuit.



Il parlait toujours ; et ce qu'il dit alors
me reste et me restera gravé dans l'âme
jusqu'à ma mort ! Je crois que je puis reproduire
même presque absolument les
termes dont il se servit.



 — Ah ! disait-il, la pauvre femme ! ce
fut ici ma première cliente. Elle se cassa
la jambe le jour de mon arrivée et je n'avais
pas eu le temps de me laver les mains en
descendant de la diligence quand on vint
me quérir en toute hâte, car c'était grave,
très grave.



« Elle avait dix-sept ans, et c'était une très
belle fille, très belle, très belle ! L'aurait-on
cru ? Quant à son histoire, je ne l'ai jamais
dite ; et personne hors moi et un autre qui
n'est plus dans le pays ne l'a jamais sue.
Maintenant qu'elle est morte, je puis être
moins discret.



« A cette époque-là venait de s'installer,
dans le bourg, un jeune aide instituteur
qui avait une jolie figure et une belle taille
de sous-officier. Toutes les filles lui couraient
après, et il faisait le dédaigneux,
ayant grand'peur d'ailleurs du maître d'école,
son supérieur, le père Grabu, qui
n'était pas bien levé tous les jours.



« Le père Grabu employait déjà comme
couturière la belle Hortense, qui vient de
mourir chez vous et qu'on baptisa plus tard
Clochette, après son accident. L'aide instituteur
distingua cette belle fillette, qui fut
sans doute flattée d'être choisie par cet
imprenable conquérant ; toujours est-il
qu'elle l'aima, et qu'il obtint un premier
rendez-vous, dans le grenier de l'école, à
la fin d'un jour de couture, la nuit venue.



« Elle fit donc semblant de rentrer chez
elle, mais au lieu de descendre l'escalier
en sortant de chez les Grabu, elle le monta,
et alla se cacher dans le foin, pour attendre
son amoureux. Il l'y rejoignit bientôt, et
il commençait à lui conter fleurette, quand
la porte de ce grenier s'ouvrit de nouveau
et le maître d'école parut et demanda :



«  — Qu'est-ce que vous faites là haut,
Sigisbert ?



« Sentant qu'il serait pris, le jeune instituteur,
affolé, répondit stupidement :



«  — J'étais monté me reposer un peu sur
les bottes, monsieur Grabu.



« Ce grenier était très grand, très vaste,
absolument noir ; et Sigisbert poussait vers
le fond la jeune fille effarée, en répétant :
Allez là-bas, cachez-vous. Je vais perdre
ma place, sauvez-vous, cachez-vous ? »



« Le maître d'école entendant murmurer,
reprit : « Vous n'êtes donc pas seul ici ? »



«  — Mais oui, monsieur Grabu !



«  — Mais non, puisque vous parlez.



«  — Je vous jure que oui, monsieur
Grabu.



«  — C'est ce que je vais savoir, reprit le
vieux ; et fermant la porte à double tour,
il descendit chercher une chandelle.



« Alors le jeune homme, un lâche comme
on en trouve souvent, perdit la tête et il
répétait, paraît-il, devenu furieux tout à
coup : « Mais cachez-vous, qu'il ne vous
trouve pas. Vous allez me mettre sans pain
pour toute ma vie. Vous allez briser ma
carrière... Cachez-vous donc ! »



« On entendait la clef qui tournait de
nouveau dans la serrure.



« Hortense courut à la lucarne qui donnait
sur la rue, l'ouvrit brusquement,
puis, d'une voix basse et résolue :



«  — Vous viendrez me ramasser quand il
sera parti, dit-elle.



« Et elle sauta.



« Le père Grabu ne trouva personne et
redescendit, fort surpris.



« Un quart d'heure plus tard, M. Sigisbert
entrait, chez moi et me contait son aventure.
La jeune fille était restée au pied du
mur incapable de se lever, étant tombée
de deux étages. J'allai la chercher avec
lui. Il pleuvait à verse, et j'apportai chez
moi cette malheureuse dont la jambe droite
était brisée à trois places, et dont les os
avaient crevé les chairs. Elle ne se plaignait
pas et disait seulement avec une
admirable résignation. « Je suis punie,
bien punie ! »



« Je fis venir du secours et les parents de
l'ouvrière, à qui je contai la fable d'une
voiture emportée qui l'avait renversée et
estropiée devant ma porte.



« On me crut, et la gendarmerie chercha
en vain, pendant un mois, l'auteur de cet
accident.



« Voilà ! Et je dis que cette femme fut
une héroïne, de la race de celles qui accomplissent
les plus belles actions historiques.



« Ce fut là son seul amour. Elle est morte
vierge. C'est une martyre, une grande âme,
une Dévouée sublime ! Et si je ne l'admirais
pas absolument je ne vous aurais pas
conté cette histoire, que je n'ai jamais
voulu dire à personne pendant sa vie, vous
comprenez pourquoi. »



Le médecin s'était tu. Maman pleurait.
Papa prononça quelques mots que je ne
saisis pas bien ; puis ils s'en allèrent.



Et je restai à genoux sur ma bergère,
sanglotant, pendant que j'entendais un
bruit étrange de pas lourds et de heurts
dans l'escalier.



On emportait le corps de Clochette.















LE MARQUIS DE FUMEROL







Roger de Tourneville, au milieu du
cercle de ses amis, parlait, à cheval sur
une chaise, il tenait un cigare à la main,
et, de temps en temps aspirait et soufflait
un petit nuage de fumée.



... Nous étions à table quand on apporta
une lettre. Papa l'ouvrit. Vous connaissez
bien papa qui croit faire l'intérim du Roy,
en France. Moi, je l'appelle don Quichotte
parce qu'il s'est battu pendant douze ans
contre le moulin à vent de la République
sans bien savoir si c'était au nom des
Bourbons ou bien au nom des Orléans.
Aujourd'hui il tient la lance au nom des
Orléans seuls, parce qu'il n'y a plus qu'eux.
Dans tous les cas, papa se croit le premier
gentilhomme de France, le plus connu, le
plus influent, le chef du parti ; et comme
il est sénateur inamovible il considère les
Rois des environs comme ayant des trônes
peu sûrs.



Quant à maman, c'est l'âme de papa,
c'est l'âme de la royauté et de la religion,
le bras droit de Dieu sur terre, et le fléau
des mal-pensants.



Donc on apporta une lettre pendant que
nous étions à table. Papa l'ouvrit, la lut ;
puis il regarda maman et lui dit : « Ton
frère est à l'article de la mort. » Maman
pâlit. Presque jamais on ne parlait de mon
oncle dans la maison. Moi je ne le connaissais
pas du tout. Je savais seulement
par la voix publique qu'il avait mené et
menait encore une vie de polichinelle.
Ayant mangé sa fortune avec un nombre
incalculable de femmes, il n'avait conservé
que deux maîtresses, avec lesquelles il
vivait dans un petit appartement, rue des
Martyrs.



Ancien pair de France, ancien colonel
de cavalerie, il ne croyait, disait-on,
ni à Dieu ni à diable. Doutant donc de
la vie future, il avait abusé, de toutes les
façons, de la vie présente ; et il était
devenu la plaie vive du cœur de maman.



Elle dit : « Donnez-moi cette lettre,
Paul. »



Quand elle eut fini de la lire, je la demandai
à mon tour. La voici :



« Monsieur le comte, je croi devoir
vou faire asavoir que votre bôfrère le marqui
de Fumerold, va mourir. Peut être
voudré vous prendre des disposition, et ne
pas oublié que je vous ai prévenu.



« Votre servante,



« MÉLANI. »



Papa murmura : « Il faut aviser. Dans
ma situation, je dois veiller sur les derniers
moments de votre frère. »



Maman reprit : « Je vais faire chercher
l'abbé Poivron et lui demander conseil.
Puis j'irai trouver mon frère avec l'abbé et
Roger. Vous, Paul, restez ici. Il ne faut
pas vous compromettre. Une femme peut
faire et doit faire ces choses-là. Mais pour
un homme politique dans votre position,
c'est autre chose. Un adversaire aurait
beau jeu à se servir contre vous de la plus
louable de vos actions.



 — Vous avez raison, dit mon père.
Faites suivant votre inspiration, ma chère
amie.



Un quart d'heure plus tard, l'abbé Poivron
entrait dans le salon, et la situation
fut exposée, analysée, discutée sous toutes
ses faces.



Si le marquis de Fumerol, un des
grands noms de France, mourait sans les
secours de la religion, le coup assurément
serait terrible pour la noblesse en général
et pour le comte de Tourneville en particulier.
Les libre-penseurs triompheraient.
Les mauvais journaux chanteraient victoire
pendant six mois ; le nom de ma
mère serait traîné dans la boue et dans la
prose des feuilles socialistes ; celui de
mon père éclaboussé. Il était impossible
qu'une pareille chose arrivât.



Donc une croisade fut immédiatement
décidée qui serait conduite par l'abbé Poivron,
petit prêtre gras et propre, vaguement
parfumé, un vrai vicaire de grande
église dans un quartier noble et riche.



Un landau fut attelé et nous voici partis
tous trois, maman, le curé et moi, pour
administrer mon oncle.








Il avait été décidé qu'on verrait d'abord
Mme Mélanie, auteur de la lettre et qui devait
être la concierge ou la servante de mon
oncle.



Je descendis en éclaireur devant une
maison à sept étages et j'entrai dans un
couloir sombre où j'eus beaucoup de mal à
découvrir le trou obscur du portier. Cet
homme me toisa avec méfiance.



Je demandai : « Madame Mélanie, s'il
vous plaît ?



 — Connais pas !



 — Mais, j'ai reçu une lettre d'elle.



 — C'est possible, mais connais pas. C'est
quelque entretenue que vous demandez ?



 — Non, une bonne, probablement. Elle
m'a écrit pour une place.



 — Une bonne ?... Une bonne ?... P't-être
la celle au marquis. Allez voir, cintième à
gauche.



Du moment que je ne demandais pas
une entretenue, il était devenu plus aimable
et il vint jusqu'au couloir. C'était un grand
maigre avec des favoris blancs, un air
bedeau et des gestes majestueux.



Je grimpai en courant un long limaçon
poisseux d'escalier dont je n'osais toucher
la rampe et je frappai trois coups discrets,
à la porte de gauche du cinquième étage.



Elle s'ouvrit aussitôt ; et une femme malpropre,
énorme, se trouva devant moi
barrant l'entrée de ses bras ouverts qui
s'appuyaient aux deux portants.



Elle grogna : « Qu'est-ce que vous demandez ?



 — Vous êtes madame Mélanie ?



 — Oui.



 — Je suis le vicomte de Tourneville.



 — Ah bon ! Entrez.



 — C'est que... maman est en bas avec
un prêtre.



 — Ah bon... Allez les chercher. Mais
prenez garde au portier.



Je descendis et je remontai avec maman
que suivait l'abbé. Il me sembla que j'entendais
d'autres pas derrière nous.



Dès que nous fûmes dans la cuisine,
Mélanie nous offrit des chaises et nous
nous assîmes tous les quatre pour délibérer.



 — Il est bien bas ? demanda maman.



 — Ah oui, madame, il n'en a pas pour
longtemps.



 — Est-ce qu'il semble disposé à recevoir
la visite d'un prêtre ?



 — Oh !... je ne crois pas.



 — Puis-je le voir ?



 — Mais... oui... madame... seulement...
seulement... ces demoiselles sont auprès de
lui.



 — Quelles demoiselles ?



 — Mais... mais... ses bonnes amies donc.



 — Ah !



Maman était devenue toute rouge.



L'abbé Poivron avait baissé les yeux.



Cela commençait à m'amuser et je dis :



 — Si j'entrais le premier ? Je verrai
comment il me recevra et je pourrai peut-être
préparer son cœur.



Maman, qui n'y entendait pas malice,
répondit :



 — Oui, mon enfant.



Mais une porte s'ouvrit quelque part et
une voix, une voix de femme cria :



 — Mélanie !



La grosse bonne s'élança, répondit :



 — Qu'est-ce qu'il faut, mamzelle Claire ?



 — L'omelette, bien vite.



 — Dans une minute, mamzelle.



Et revenant vers nous, elle expliqua cet
appel :



 — C'est une omelette au fromage qu'elles
m'ont commandée pour deux heures comme
collation.



Et tout de suite elle cassa les œufs dans
un saladier et se mit à les battre avec
ardeur.



Moi, je sortis sur l'escalier et je tirai la
sonnette afin d'annoncer mon arrivée officielle.



Mélanie m'ouvrit, me fit asseoir dans
une antichambre, alla dire à mon oncle
que j'étais là, puis revint me prier d'entrer.



L'abbé se cacha derrière la porte pour
paraître au premier signe.



Assurément, je fus surpris en voyant
mon oncle. Il était très beau, très solennel,
très chic, ce vieux viveur.



Assis, presque couché dans un grand
fauteuil, les jambes enveloppées d'une
couverture, les mains, de longues mains
pâles, pendantes sur les bras du siège, il
attendait la mort avec une dignité biblique.
Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine,
et ses cheveux, tout blancs aussi, la rejoignaient
sur les joues.



Debout, derrière son fauteuil, comme
pour le défendre contre moi, deux jeunes
femmes, deux grasses petites femmes, me
regardaient avec des yeux hardis de filles.
En jupe et en peignoir, bras nus, avec des
cheveux noirs à la diable sur la nuque,
chaussées de savates orientales à broderies
d'or qui montraient les chevilles et les bas
de soie, elles avaient l'air, auprès de ce
moribond, des figures immorales d'une
peinture symbolique. Entre le fauteuil et
le lit, une petite table portant une nappe,
deux assiettes, deux verres, deux fourchettes
et deux couteaux, attendait l'omelette
au fromage commandée tout à l'heure
à Mélanie.



Mon oncle dit d'une voix faible, essoufflée,
mais nette :



 — Bonjour, mon enfant. Il est tard
pour me venir voir. Notre connaissance
ne sera pas longue.



Je balbutiai : « Mon oncle, ce n'est pas
ma faute... »



Il répondit : « Non. Je le sais. C'est la
faute de ton père et de ta mère plus que
la tienne... Comment vont-ils ? »



 — Pas mal, je vous remercie. Quand
ils ont appris que vous étiez malade, ils
m'ont envoyé prendre de vos nouvelles.



 — Ah ! Pourquoi ne sont-ils pas venus
eux-mêmes ?



Je levai les yeux sur les deux filles, et
je dis doucement : « Ce n'est pas de leur
faute s'ils n'ont pu venir, mon oncle. Mais
il serait difficile pour mon père, et impossible
pour ma mère d'entrer ici... »



Le vieillard ne répondit rien, mais souleva
sa main vers la mienne. Je pris cette
main pâle et froide et je la gardai.



La porte s'ouvrit : Mélanie entra avec
l'omelette et la posa sur la table. Les deux
femmes aussitôt s'assirent devant leurs
assiettes et se mirent à manger sans détourner
les yeux de moi.



Je dis : « Mon oncle, ce serait une
grande joie pour ma mère de vous embrasser. »



Il murmura : « Moi aussi... je voudrais... »
Il se tut. Je ne trouvais rien à
lui proposer, et on n'entendait plus que le
bruit des fourchettes sur la porcelaine et
ce vague mouvement des bouches qui mâchent.



Or l'abbé, qui écoutait derrière la
porte, voyant notre embarras et croyant la
partie gagnée, jugea le moment venu d'intervenir,
et il se montra.



Mon oncle fut tellement stupéfait de
cette apparition qu'il demeura d'abord
immobile ; puis il ouvrit la bouche comme
s'il voulait avaler le prêtre ; puis il cria
d'une voix forte, profonde, furieuse :



 — Que venez-vous faire ici ?



L'abbé, accoutumé aux situations difficiles,
avançait toujours, murmurant :



 — Je viens au nom de votre sœur, monsieur
le marquis ; c'est elle qui m'envoie...
Elle serait si heureuse, monsieur le marquis...



Mais le marquis n'écoutait pas. Levant
une main il indiquait la porte d'un geste
tragique et superbe, et il disait exaspéré,
haletant :



 — Sortez d'ici... sortez d'ici... voleurs
d'âmes... Sortez d'ici, violeurs de consciences...
Sortez d'ici, crocheteurs de
portes des moribonds !



Et l'abbé reculait, et moi aussi, je reculais
vers la porte, battant en retraite avec
mon clergé ; et, vengées, les deux petites
femmes s'étaient levées, laissant leur omelette
à demi mangée, et elles s'étaient
placées des deux côtés du fauteuil de mon
oncle, posant leurs mains sur ses bras
pour le calmer, pour le protéger contre les
entreprises criminelles de la Famille et de
la Religion.



L'abbé et moi nous rejoignîmes maman
dans la cuisine. Et Mélanie de nouveau
nous offrit des chaises.



 — Je savais bien que ça n'irait pas tout
seul, disait-elle. Il faut trouver autre
chose, autrement il nous échappera.



Et on recommença à délibérer. Maman
avait un avis ; l'abbé en soutenait un autre.
J'en apportais un troisième.



Nous discutions à voix basse depuis une
demi-heure peut-être quand un grand
bruit de meubles remués et des cris poussés
par mon oncle, plus véhéments et plus
terribles encore que les premiers, nous
firent nous dresser tous les quatre.



Nous entendions à travers les portes et
les cloisons : « Dehors... dehors... manants...
cuistres... dehors gredins... dehors...
dehors. »



Mélanie se précipita, puis revint aussitôt
m'appeler à l'aide. J'accourus. En face
de mon oncle soulevé par la colère, presque
debout et vociférant, deux hommes,
l'un derrière l'autre, semblaient attendre
qu'il fût mort de fureur.



A sa longue redingote ridicule, à ses
longs souliers anglais, à son air d'instituteur
sans place, à son col droit et à sa cravate
blanche, à ses cheveux plats, à sa
figure humble de faux prêtre d'une religion
bâtarde, je reconnus aussitôt le premier
pour un pasteur protestant.



Le second était le concierge de la maison
qui, appartenant au culte réformé,
nous avait suivis, avait vu notre défaite,
et avait couru chercher son prêtre à lui,
dans l'espoir d'un meilleur sort.



Mon oncle semblait fou de rage ! Si la
vue du prêtre catholique, du prêtre de ses
ancêtres, avait irrité le marquis de Fumerol
devenu libre-penseur, l'aspect du ministre
de son portier le mettait tout à fait
hors de lui.



Je saisis par les bras les deux hommes
et je les jetai dehors si brusquement qu'ils
s'embrassèrent avec violence deux fois de
suite, au passage des deux portes qui conduisaient
à l'escalier.



Puis je disparus à mon tour et je rentrai
dans la cuisine, notre quartier général,
afin de prendre conseil de ma mère
et de l'abbé.



Mais Mélanie, effarée, rentra en gémissant.
« Il meurt... il meurt... venez vite...
il meurt... »



Ma mère s'élança. Mon oncle était
tombé par terre, tout au long sur le parquet,
et il ne remuait plus. Je crois bien
qu'il était déjà mort.



Maman fut superbe à cet instant-là !
Elle marcha droit sur les deux filles agenouillées
auprès du corps et qui cherchaient
à le soulever. Et leur montrant la
porte avec une autorité, une dignité, une
majesté irrésistibles, elle prononça :



 — C'est à vous de sortir, maintenant.



Et elles sortirent, sans protester, sans
dire un mot. Il faut ajouter que je me disposais
à les expulser avec la même vivacité
que le pasteur et le concierge.



Alors l'abbé Poivron administra mon
oncle avec toutes les prières d'usage et
lui remit ses péchés.



Maman sanglotait, prosternée près de
son frère.



Tout à coup elle s'écria :



 — Il m'a reconnue. Il m'a serré la main.
Je suis sûr qu'il m'a reconnue !! !... et
qu'il m'a remerciée ! oh, mon Dieu ! quelle
joie !



Pauvre maman ! Si elle avait compris ou
deviné à qui et à quoi ce remerciement-là
devait s'adresser !



On coucha l'oncle sur son lit. Il était
bien mort cette fois.



 — Madame, dit Mélanie, nous n'avons
pas de draps pour l'ensevelir. Tout le linge
appartient à ces demoiselles.



Moi je regardais l'omelette qu'elles n'avaient
point fini de manger, et j'avais, en
même temps, envie de pleurer et de rire.
Il y a de drôles d'instants et de drôles de
sensations, parfois, dans la vie !








Or, nous avons fait à mon oncle des
funérailles magnifiques, avec cinq discours
sur la tombe. Le sénateur baron de
Croisselles a prouvé, en termes admirables,
que Dieu toujours rentre victorieux
dans les âmes de race un instant égarées.
Tous les membres du parti royaliste et
catholique suivaient le convoi avec un enthousiasme
de triomphateurs, en parlant
de cette belle mort après cette vie un peu
troublée.








Le vicomte Roger s'était tu. On riait
autour de lui. Quelqu'un dit : « Bah ! c'est
là l'histoire de toutes les conversions in
extremis.
 »














LE SIGNE








La petite marquise de Rennedon dormait
encore, dans sa chambre close et
parfumée, dans son grand lit doux et bas,
dans ses draps de batiste légère, fine
comme une dentelle, caressants comme
un baiser ; elle dormait seule, tranquille,
de l'heureux et profond sommeil des divorcées.



Des voix la réveillèrent qui parlaient
vivement dans le petit salon bleu. Elle reconnut
son amie chère, la petite baronne
de Grangerie, se disputant pour entrer avec
la femme de chambre qui défendait la
porte de sa maîtresse.



Alors la petite marquise se leva, tira les
verrous, tourna la serrure, souleva la portière
et montra sa tête, rien que sa tête
blonde, cachée sous un nuage de cheveux.



 — Qu'est-ce que tu as, dit-elle, à venir
si tôt ? Il n'est pas encore neuf heures.



La petite baronne, très pâle, nerveuse,
fiévreuse, répondit :



 — Il faut que je te parle. Il m'arrive
une chose horrible.



 — Entre, ma chérie.



Elle entra, elles s'embrassèrent ; et la
petite marquise se recoucha pendant que
la femme de chambre ouvrait les fenêtres,
donnait de l'air et du jour. Puis,
quand la domestique fut partie, Mme de
Rennedon reprit : « Allons, raconte. »



Mme de Grangerie se mit à pleurer, versant
ces jolies larmes claires qui rendent
plus charmantes les femmes, et elle balbutiait
sans s'essuyer les yeux, pour ne
point les rougir : « Oh, ma chère, c'est
abominable, abominable, ce qui m'arrive.
Je n'ai pas dormi de la nuit, mais pas une
minute ; tu entends, pas une minute. Tiens,
tâte mon cœur, comme il bat. »



Et, prenant la main de son amie, elle la
posa sur sa poitrine, sur cette ronde et
ferme enveloppe du cœur des femmes, qui
suffit souvent aux hommes et les empêche
de rien chercher dessous. Son cœur battait
fort, en effet.



Elle continua :



« Ça m'est arrivé hier dans la journée...
vers quatre heures... ou quatre heures et
demie. Je ne sais pas au juste. Tu connais
bien mon appartement, tu sais que mon
petit salon, celui où je me tiens toujours,
donne sur la rue Saint-Lazare, au premier ;
et que j'ai la manie de me mettre à
la fenêtre pour regarder passer les gens.
C'est si gai, ce quartier de la gare, si remuant,
si vivant... Enfin, j'aime ça ! Donc
hier, j'étais assise sur la chaise basse que
je me suis fait installer dans l'embrasure
de ma fenêtre ; elle était ouverte, cette
fenêtre, et je ne pensais à rien ; je respirais
l'air bleu. Tu te rappelles comme il
faisait beau, hier !



« Tout à coup je remarque que, de l'autre
côté de la rue, il y a aussi une femme à la
fenêtre, une femme en rouge ; moi j'étais
en mauve, tu sais, ma jolie toilette mauve.
Je ne la connaissais pas cette femme, une
nouvelle locataire, installée depuis un
mois ; et comme il pleut depuis un mois,
je ne l'avais point vue encore. Mais je
m'aperçus tout de suite que c'était une vilaine
fille. D'abord je fus très dégoûtée et
très choquée qu'elle fût à la fenêtre comme
moi ; et puis, peu à peu, ça m'amusa de
l'examiner. Elle était accoudée, et elle
guettait les hommes, et les hommes aussi
la regardaient, tous ou presque tous. On
aurait dit qu'ils étaient prévenus par quelque
chose en approchant de la maison, qu'ils
la flairaient comme les chiens flairent le
gibier, car ils levaient soudain la tête et
échangeaient bien vite un regard avec elle,
un regard de franc-maçon. Le sien disait :
« Voulez-vous ? »



« Le leur répondait : « Pas le temps »,
ou bien : « Une autre fois », ou bien : « Pas
le sou », ou bien : « Veux-tu te cacher,
misérable ! » C'étaient les yeux des pères
de famille qui disaient cette dernière
phrase.



« Tu ne te figures pas comme c'était drôle
de la voir faire son manège ou plutôt son
métier. »



« Quelquefois elle fermait brusquement
la fenêtre et je voyais un monsieur tourner
sous la porte. Elle l'avait pris, celui-là,
comme un pêcheur à la ligne prend un
goujon. Alors je commençais à regarder
ma montre. Ils restaient de douze à vingt
minutes, jamais plus. Vraiment, elle me
passionnait, à la fin, cette araignée. Et
puis elle n'était pas laide, cette fille.



« Je me demandais : Comment fait-elle
pour se faire comprendre si bien, si vite,
complètement. Ajoute-t-elle à son regard
un signe de tête ou un mouvement de main ? »



« Et je pris ma lunette de théâtre pour
me rendre compte de son procédé. Oh ! il
était bien simple : un coup d'œil d'abord,
puis un sourire, puis un tout petit geste de
tête qui voulait dire « Montez-vous ? » Mais
si léger, si vague, si discret, qu'il fallait
vraiment beaucoup de chic pour le réussir
comme elle.



« Et je me demandais : Est-ce que je
pourrais le faire aussi bien, ce petit coup
de bas en haut, hardi et gentil ; car il était
très gentil, son geste.



« Et j'allai l'essayer devant la glace. Ma
chère, je le faisais mieux qu'elle, beaucoup
mieux ! J'étais enchantée ; et je revins me
mettre à la fenêtre.



« Elle ne prenait plus personne, à présent,
la pauvre fille, plus personne. Vraiment
elle n'avait pas de chance. Comme ça
doit être terrible tout de même de gagner
son pain de cette façon-là, terrible et amusant
quelquefois, car enfin il y en a qui ne
sont pas mal, de ces hommes qu'on rencontre
dans la rue.



« Maintenant ils passaient tous sur mon
trottoir et plus un seul sur le sien. Le soleil
avait tourné. Ils arrivaient les uns derrière
les autres, des jeunes, des vieux, des
noirs, des blonds, des gris, des blancs.



« J'en voyais de très gentils, mais très
gentils, ma chère, bien mieux que mon
mari, et que le tien, ton ancien mari, puisque
tu es divorcée. Maintenant tu peux
choisir.



« Je me disais : Si je leur faisais le signe,
est-ce qu'ils me comprendraient, moi, moi
qui suis une honnête femme ? Et voilà que
je suis prise d'une envie folle de le leur
faire ce signe, mais d'une envie, d'une
envie de femme grosse... d'une envie épouvantable,
tu sais, de ces envies... auxquelles
on ne peut pas résister ! J'en ai
quelquefois comme ça, moi. Est-ce bête,
dis, ces choses-là ! Je crois que nous avons
des âmes de singes, nous autres femmes.
On m'a affirmé du reste (c'est un médecin
qui m'a dit ça) que le cerveau du singe
ressemblait beaucoup au nôtre. Il faut
toujours que nous imitions quelqu'un.
Nous imitons nos maris, quand nous les
aimons, dans le premier mois des noces,
et puis nos amants ensuite, nos amies, nos
confesseurs quand ils sont bien. Nous prenons
leurs manières de penser, leurs manières
de dire, leurs mots, leurs gestes,
tout. C'est stupide.



« Enfin, moi quand je suis trop tentée de
faire une chose, je la fais toujours.



« Je me dis donc : Voyons, je vais essayer
sur un, sur un seul, pour voir.
Qu'est-ce qui peut m'arriver ? Rien ! Nous
échangerons un sourire, et voilà tout, et
je ne le reverrai jamais ; et si je le vois il
ne me reconnaîtra pas ; et s'il me reconnaît
je nierai, parbleu.



« Je commence donc à choisir. J'en voulais
un qui fût bien, très bien. Tout à coup
je vois venir un grand blond, très joli garçon.
J'aime les blonds, tu sais.



« Je le regarde. Il me regarde. Je souris,
il sourit ; je fais le geste ; oh ! à peine, à
peine ; il répond « oui » de la tête et le
voilà qui entre, ma chérie ! Il entre par la
grande porte de la maison. »



« Tu ne te figures pas ce qui s'est passé
en moi à ce moment-là ! J'ai cru que j'allais
devenir folle. Oh ! quelle peur ! Songe,
il allait parler aux domestiques ! A Joseph
qui est tout dévoué à mon mari ! Joseph
aurait cru certainement que je connaissais
ce monsieur depuis longtemps. »



« Que faire ? dis ? Que faire ? Et il allait
sonner, tout à l'heure, dans une seconde,
Que faire, dis ? J'ai pensé que le mieux
était de courir à sa rencontre, de lui dire
qu'il se trompait, de le supplier de s'en
aller. Il aurait pitié d'une femme, d'une
pauvre femme ! Je me précipite donc à la
porte et je l'ouvre juste au moment où il
posait la main sur le timbre. »



« Je balbutiai, tout à fait folle : « Allez-vous-en,
Monsieur, allez-vous-en, vous
vous trompez, je suis une honnête femme,
une femme mariée. C'est une erreur, une
affreuse erreur ; je vous ai pris pour un de
mes amis à qui vous ressemblez beaucoup.
Ayez pitié de moi, Monsieur. »



« Et voilà qu'il se met à rire, ma chère, et
il répond : « Bonjour, ma chatte. Tu sais,
je la connais, ton histoire. Tu es mariée,
c'est deux louis au lieu d'un. Tu les auras.
Allons montre-moi la route. »



« Et il me pousse ; il referme la porte, et
comme je demeurais, épouvantée, en face
de lui, il m'embrasse, me prend par la
taille et me fait rentrer dans le salon qui
était resté ouvert. »



« Et puis, il se met à regarder tout comme
un commissaire-priseur ; et il reprend :
« Bigre, c'est gentil, chez toi, c'est très
chic. Faut que tu sois rudement dans la
dèche en ce moment-ci pour faire la fenêtre ! »



« Alors, moi, je recommence à le supplier :
« Oh ! Monsieur, allez-vous-en !
allez-vous-en ! Mon mari va rentrer ! Il
va rentrer dans un instant, c'est son
heure ! Je vous jure que vous vous trompez ! »



« Et il me répond tranquillement : « Allons,
ma belle, assez de manières comme
ça. Si ton mari rentre, je lui donnerai
cent sous pour aller prendre quelque chose
en face. »



« Comme il aperçoit sur la cheminée la
photographie de Raoul, il me demande :



«  — C'est ça, ton... ton mari ?



«  — Oui, c'est lui.



«  — Il a l'air d'un joli mufle. Et ça,
qu'est-ce que c'est ? Une de tes amies ?



« C'était ta photographie, ma chère, tu
sais celle en toilette de bal. Je ne savais
plus ce que disais, je balbutiai :



«  — Oui c'est une de mes amies.



«  — Elle est très gentille. Tu me la feras
connaître.



« Et voilà la pendule qui se met à sonner
cinq heures ; et Raoul rentre tous les jours
à cinq heures et demie ! S'il revenait avant
que l'autre fût parti, songe donc ! Alors...
alors... j'ai perdu la tête... tout à fait...
j'ai pensé... j'ai pensé... que... que le
mieux... était de... de... de... me débarrasser
de cet homme le... le plus vite possible...
Plus tôt ce serait fini... tu comprends...
et... et voilà... voilà... puisqu'il
le fallait... et il le fallait, ma chère... il ne
serait pas parti sans ça... Donc j'ai...
j'ai... j'ai mis le verrou à la porte du salon...
Voilà. »








La petite marquise de Rennedon s'était
mise à rire, mais à rire follement, la tête
dans l'oreiller, secouant son lit tout entier.



Quand elle se fut un peu calmée, elle
demanda :



 — Et... et... il était joli garçon...



 — Mais oui.



 — Et tu te plains ?



 — Mais... mais... vois-tu, ma chère,
c'est que... il a dit... qu'il reviendrait demain...
à la même heure... et j'ai... j'ai
une peur atroce... Tu n'as pas idée
comme il est tenace... et volontaire... Que
faire... dis... que faire ?



La petite marquise s'assit dans son lit
pour réfléchir ; puis elle déclara brusquement :



 — Fais-le arrêter.



La petite baronne fut stupéfaite. Elle
balbutia :



 — Comment ? Tu dis ? A quoi penses-tu ?
Le faire arrêter ? Sous quel prétexte ?



 — Oh ! c'est bien simple. Tu vas aller
chez le commissaire ; tu lui diras qu'un
monsieur te suit depuis trois mois ; qu'il a
eu l'insolence de monter chez toi hier ;
qu'il t'a menacée d'une nouvelle visite pour
demain, et que tu demandes protection à
la loi. On te donnera deux agents qui l'arrêteront.



 — Mais, ma chère, s'il raconte...



 — Mais on ne le croira pas, sotte, du
moment que tu auras bien arrangé ton
histoire au commissaire. Et on te croira, toi,
qui es une femme du monde irréprochable.



 — Oh ! je n'oserai jamais.



 — Il faut oser, ma chère, ou bien tu es
perdue.



 — Songe qu'il va... qu'il va m'insulter...
quand on l'arrêtera.



 — Eh bien, tu auras des témoins et tu
le feras condamner.



 — Condamner à quoi ?



 — A des dommages. Dans ce cas, il faut
être impitoyable !



 — Ah ! à propos de dommages... il y a
une chose qui me gêne beaucoup... mais
beaucoup... Il m'a laissé... deux louis...
sur la cheminée.



 — Deux louis ?



 — Oui.



 — Pas plus ?



 — Non.



 — C'est peu. Ça m'aurait humiliée, moi.
Eh bien ?



 — Eh bien ! qu'est-ce qu'il faut faire de
cet argent ?



La petite marquise hésita quelques secondes,
puis répondit d'une voix sérieuse :



 — Ma chère... Il faut faire... il faut
faire... un petit cadeau à ton mari... ça
n'est que justice.















LE DIABLE








Le paysan restait debout en face du médecin,
devant le lit de la mourante. La
vieille, calme, résignée, lucide, regardait
les deux hommes et les écoutait causer.
Elle allait mourir ; elle ne se révoltait pas,
son temps était fini, elle avait quatre-vingt-douze
ans.



Par la fenêtre et la porte ouvertes, le
soleil de juillet entrait à flots, jetait sa
flamme chaude sur le sol de terre brune,
onduleux et battu par les sabots de quatre
générations de rustres. Les odeurs des
champs venaient aussi, poussées par la
brise cuisante, odeurs des herbes, des
blés, des feuilles, brûlés sous la chaleur,
de midi. Les sauterelles s'égosillaient, emplissaient
la campagne d'un crépitement
clair, pareil au bruit des criquets de
bois qu'on vend aux enfants dans les
foires.



Le médecin, élevant la voix, disait :



 — Honoré, vous ne pouvez pas laisser
votre mère toute seule dans cet état-là. Elle
passera d'un moment à l'autre !



Et le paysan, désolé, répétait :



 — Faut pourtant que j'rentre mon blé ;
v'là trop longtemps qu'il est à terre.
L'temps est bon, justement. Que qu' t'en
dis, ma mé ?



Et la vieille mourante, tenaillée encore
par l'avarice normande, faisait « oui » de
l'œil et du front, engageait son fils à
rentrer son blé et à la laisser mourir toute
seule.



Mais le médecin se fâcha et, tapant du
pied :



 — Vous n'êtes qu'une brute, entendez-vous,
et je ne vous permettrai pas de faire
ça, entendez-vous ! Et, si vous êtes forcé
de rentrer votre blé aujourd'hui même,
allez chercher la Rapet, parbleu ! et faites-lui
garder votre mère. Je le veux, entendez-vous !
Et si vous ne m'obéissez pas, je vous
laisserai crever comme un chien, quand
vous serez malade à votre tour, entendez-vous ?



Le paysan, un grand maigre, aux gestes
lents, torturé par l'indécision, par la peur
du médecin et par l'amour féroce de l'épargne,
hésitait, calculait, balbutiait :



 — Comben qu'é prend, la Rapet, pour
une garde ?



Le médecin criait :



 — Est-ce que je sais, moi ? Ça dépend
du temps que vous lui demanderez. Arrangez-vous
avec elle, morbleu ! Mais je veux
qu'elle soit ici dans une heure, entendez-vous ?



L'homme se décida :



 — J'y vas, j'y vas ; vous fâchez point,
m'sieu l'médecin.



Et le docteur s'en alla, en appelant :



 — Vous savez, vous savez, prenez garde,
car je ne badine pas quand je me fâche, moi !



Dès qu'il fut seul, le paysan se tourna
vers sa mère, et, d'une voix résignée :



 — J'vas quéri la Rapet, pisqu'il veut,
c't homme. T'éluge point tant qu'je
r'vienne.



Et il sortit à son tour.








La Rapet, une vieille repasseuse, gardait
les morts et les mourants de la commune
et des environs. Puis, dès qu'elle
avait cousu ses clients dans le drap dont ils
ne devaient plus sortir, elle revenait
prendre son fer dont elle frottait le linge
des vivants. Ridée comme une pomme de
l'autre année, méchante, jalouse, avare
d'une avarice tenant du phénomène, courbée
en deux comme si elle eût été cassée
aux reins par l'éternel mouvement du fer
promené sur les toiles, on eût dit qu'elle
avait pour l'agonie une sorte d'amour
monstrueux et cynique. Elle ne parlait jamais
que des gens qu'elle avait vus mourir,
de toutes les variétés de trépas auxquelles
elle avait assisté ; et elle les racontait
avec une grande minutie de détails
toujours pareils, comme un chasseur raconte
ses coups de fusil.



Quand Honoré Bontemps entra chez elle,
il la trouva préparant de l'eau bleue pour
les collerettes des villageoises.



Il dit :



 — Allons, bonsoir ; ça va-t-il comme
vous voulez, la mé Rapet ?



Elle tourna vers lui la tête :



 — Tout d'même, tout d'même. Et d'vot' part ?



 — Oh ! d'ma part, ça va-t-à volonté,
mais c'est ma mé qui n'va point.



 — Vot'mé ?



 — Oui, ma mé.



 — Qué qu'alle a votre mé ?



 — All'a qu'a va tourner d'l'œil !



La vieille femme retira ses mains de
l'eau, dont les gouttes, bleuâtres et transparentes,
lui glissaient jusqu'au bout des
doigts, pour retomber dans le baquet.



Elle demanda, avec une sympathie subite :



 — All'est si bas qu'ça ?



 — L'médecin dit qu'all' n'passera point
la r'levée.



 — Pour sûr qu'all'est bas alors !



Honoré hésita. Il lui fallait quelques
préambules pour la proposition qu'il préparait.
Mais, comme il ne trouvait rien, il
se décida tout d'un coup :



 — Comben qu'vous m'prendrez pour la
garder jusqu'au bout ? Vô savez que j'sommes
point riche. J'peux seulement point
m'payer une servante. C'est ben ça qui
l'a mise là, ma pauv'mé, trop d'élugement,
trop d'fatigue ! A travaillait comme
dix, nonobstant ses quatre-vingt-douze.
On n'en fait pu de c'te graine-là !...



La Rapet répliqua gravement :



 — Y a deux prix : quarante sous l'jour,
et trois francs la nuit pour les riches.
Vingt sous l'jour et quarante la nuit pour
l'zautres. Vô m'donnerez vingt et quarante.



Mais le paysan réfléchissait. Il la connaissait
bien, sa mère. Il savait comme
elle était tenace, vigoureuse, résistante.
Ça pouvait durer huit jours, malgré l'avis
du médecin.



Il dit résolument :



 — Non. J'aime ben qu'vô me fassiez un
prix, là, un prix pour jusqu'au bout.
J'courrons la chance d'part et d'autre.
L'médecin dit qu'alle passera tantôt. Si
ça s'fait tant mieux pour vous, tant pis
pour mé. Ma si all' tient jusqu'à demain ou
pu longtemps tant mieux pour mé, tant
pis pour vous !



La garde, surprise, regardait l'homme.
Elle n'avait jamais traité un trépas à forfait.
Elle hésitait, tentée par l'idée d'une
chance à courir. Puis elle soupçonna qu'on
voulait la jouer.



 — J'peux rien dire tant qu'j'aurai point
vu vot' mé, répondit-elle.



 — V'nez-y, la vé.



Elle essuya ses mains et le suivit aussitôt.



En route, ils ne parlèrent point. Elle
allait d'un pied pressé, tandis qu'il allongeait
ses grandes jambes comme s'il
devait, à chaque pas, traverser un ruisseau.



Les vaches couchées dans les champs,
accablées par la chaleur, levaient lourdement
la tête et poussaient un faible meuglement
vers ces deux gens qui passaient,
pour leur demander de l'herbe fraîche.



En approchant de sa maison, Honoré
Bontemps murmura :



 — -Si c'était fini, tout d'même ?



Et le désir inconscient qu'il en avait se
manifesta dans le son de sa voix.



Mais la vieille n'était point morte. Elle
demeurait sur le dos, en son grabat, les
mains sur la couverture d'indienne violette,
des mains affreusement maigres,
nouées, pareilles à des bêtes étranges, à
des crabes, et fermées par les rhumatismes,
les fatigues, les besognes presque
séculaires qu'elles avaient accomplies.



La Rapet s'approcha du lit et considéra
la mourante. Elle lui tâta le pouls, lui palpa
la poitrine, l'écouta respirer, la questionna
pour l'entendre parler ; puis l'ayant
encore longtemps contemplée, elle sortit
suivie d'Honoré. Son opinion était assise.
La vieille n'irait pas à la nuit. Il demanda :



 — Hé ben ?



La garde répondit :



 — Hé ben, ça durera deux jours, p'têt
trois. Vous me donnerez six francs, tout
compris.



Il s'écria :



 — Six francs ! six francs ! Avez-vous
perdu le sens ? Mé, je vous dis qu'elle en
a pour cinq ou six heures, pas plus !



Et ils discutèrent longtemps, acharnés
tous deux. Comme la garde allait se retirer,
comme le temps passait, comme son
blé ne se rentrerait pas tout seul, à la fin,
il consentit :



 — Eh ben, c'est dit, six francs, tout
compris, jusqu'à la l'vée du corps.



 — C'est dit, six francs.



Et il s'en alla, à longs pas, vers son
blé couché sur le sol, sous le lourd soleil
qui mûrit les moissons.



La garde rentra dans la maison.



Elle avait apporté de l'ouvrage ; car
auprès des mourants et des morts elle
travaillait sans relâche, tantôt pour elle,
tantôt pour la famille qui l'employait à
cette double besogne moyennant un supplément
de salaire.



Tout à coup, elle demanda :



 — Vous a-t-on administrée au moins,
la mé Bontemps ?



La paysanne fit « non » de la tête ; et la
Rapet, qui était dévote, se leva avec vivacité.



 — Seigneur Dieu, c'est-il possible ?
J'vas quérir m'sieur l'curé.



Et elle se précipita vers le presbytère, si
vite, que les gamins, sur la place, la
voyant trotter ainsi, crurent un malheur
arrivé.








Le prêtre s'en vint aussitôt, en surplis,
précédé de l'enfant de chœur qui sonnait
une clochette pour annoncer le passage
de Dieu dans la campagne brûlante et
calme. Des hommes, qui travaillaient au
loin, ôtaient leurs grands chapeaux et demeuraient
immobiles en attendant que le
blanc vêtement eût disparu derrière une
ferme ; les femmes qui ramassaient les
gerbes se redressaient pour faire le signe
de la croix, des poules noires, effrayées,
fuyaient le long des fossés en se balançant
sur leurs pattes jusqu'au trou, bien
connu d'elles, où elles disparaissaient brusquement ;
un poulain, attaché dans un pré,
prit peur à la vue du surplis et se mit à
tourner en rond, au bout de sa corde, en
lançant des ruades. L'enfant de chœur,
en jupe rouge, allait vite ; et le prêtre, la
tête inclinée sur une épaule et coiffé de sa
barrette carrée, le suivait en murmurant
des prières ; et la Rapet venait derrière,
toute penchée, pliée en deux, comme pour
se prosterner en marchant, et les mains
jointes, comme à l'église.



Honoré, de loin, les vit passer. Il demanda :



 — Ousqu'i va, not'curé ?



Son valet, plus subtil, répondit :



 — I porte l'bon Dieu à ta mé, pardi !



Le paysan ne s'étonna pas :



 — Ça s'peut ben, tout d'même !



Et il se remit au travail.



La mère Bontemps se confessa, reçut
l'absolution, communia ; et le prêtre s'en
revint, laissant seules les deux femmes
dans la chaumière étouffante.



Alors la Rapet commença à considérer
la mourante, en se demandant si cela durerait
longtemps.



Le jour baissait ; l'air plus frais entrait
par souffles plus vifs, faisait voltiger contre
le mur une image d'Épinal tenue par
deux épingles ; les petits rideaux de la
fenêtre, jadis blancs, jaunes maintenant
et couverts de taches de mouche, avaient
l'air de s'envoler, de se débattre, de vouloir
partir, comme l'âme de la vieille.



Elle, immobile, les yeux ouverts, semblait
attendre avec indifférence la mort si
proche qui tardait à venir. Son haleine,
courte, sifflait un peu dans sa gorge serrée.
Elle s'arrêterait tout à l'heure, et il y
aurait sur la terre une femme de moins,
que personne ne regretterait.



A la nuit tombante, Honoré rentra. S'étant
approché du lit, il vit que sa mère
vivait encore, et il demanda :



 — Ça va-t-il ?



Comme il faisait autrefois quand elle
était indisposée.



Puis il renvoya la Rapet en lui recommandant :



 — D'main, cinq heures, sans faute.
Elle répondit :



 — D'main, cinq heures.



Elle arriva, en effet, au jour levant.



Honoré, avant de se rendre aux terres,
mangeait sa soupe, qu'il avait faite lui-même.



La garde demanda :



 — Eh ben, vot'mé a-t-all' passé ?



Il répondit, avec un pli malin au coin
des yeux :



 — All'va plutôt mieux.



Et il s'en alla.



La Rapet, saisie d'inquiétude, s'approcha
de l'agonisante, qui demeurait dans
le même état, oppressée et impassible,
l'œil ouvert et les mains crispées sur sa
couverture.



Et la garde comprit que cela pouvait
durer deux jours, quatre jours, huit jours
ainsi ; et une épouvante étreignit son cœur
d'avare, tandis qu'une colère furieuse la
soulevait contre ce finaud qui l'avait jouée
et contre cette femme qui ne mourait
pas.



Elle se mit au travail néanmoins et attendit,
le regard fixé sur la face ridée de
la mère Bontemps.



Honoré revint pour déjeuner ; il semblait
content, presque goguenard ; puis il
repartit. Il rentrait son blé, décidément,
dans des conditions excellentes.








La Rapet s'exaspérait ; chaque minute
écoulée lui semblait, maintenant, du temps
volé, de l'argent volé. Elle avait envie,
une envie folle de prendre par le cou cette
vieille bourrique, cette vielle têtue, cette
vieille obstinée, et d'arrêter, en serrant
un peu, ce petit souffle rapide qui lui volait
son temps et son argent.



Puis elle réfléchit au danger ; et, d'autres
idées lui passant par la tête, elle se
rapprocha du lit.



Elle demanda :



 — Vos avez-t-il déjà vu l'Diable ?



La mère Bontemps murmura :



 — Non.



Alors la garde se mit à causer, à lui
conter des histoires pour terroriser son
âme débile de mourante.



Quelques minutes avant qu'on expirât,
le Diable apparaissait, disait-elle, à tous
les agonisants. Il avait un balai à la main,
une marmite sur la tête, et il poussait de
grands cris. Quand on l'avait vu, c'était
fini, on n'en avait plus que pour peu d'instants.
Et elle énumérait tous ceux à qui
le Diable était apparu devant elle, cette
année-là : Joséphin Loisel, Eulalie Ratier,
Sophie Padagnau, Séraphine Grospied.



La mère Bontemps, émue enfin, s'agitait,
remuait les mains, essayait de tourner
la tête pour regarder au fond de la
chambre.



Soudain la Rapet disparut au pied du
lit. Dans l'armoire, elle prit un drap et
s'enveloppa dedans ; elle se coiffa de la
marmite, dont les trois pieds courts et courbés
se dressaient ainsi que trois cornes ;
elle saisit un balai de sa main droite, et,
de la main gauche, un seau de fer-blanc,
qu'elle jeta brusquement en l'air pour qu'il
retombât avec bruit.



Il fit, en heurtant le sol, un fracas épouvantable ;
alors, grimpée sur une chaise,
la garde souleva le rideau qui pendait au
bout du lit, et elle apparut, gesticulant,
poussant des clameurs aiguës au fond du
pot de fer qui lui cachait la face, et menaçant
de son balai, comme un diable de
guignol, la vieille paysanne à bout de vie.



Eperdue, le regard fou, la mourante fit
un effort surhumain pour se soulever et
s'enfuir ; elle sortit même de sa couche
ses épaules et sa poitrine ; puis elle retomba
avec un grand soupir. C'était
fini.



Et la Rapet, tranquillement, remit en
place tous les objets, le balai au coin de
l'armoire, le drap dedans, la marmite sur
le foyer, le seau sur la planche et la chaise
contre le mur. Puis, avec les gestes professionnels,
elle ferma les yeux énormes
de la morte, posa sur le lit une assiette,
versa dedans l'eau du bénitier, y trempa le
buis cloué sur la commode et, s'agenouillant,
se mit à réciter avec ferveur les prières
des trépassés qu'elle savait par cœur, par
métier.



Et quand Honoré rentra, le soir venu,
il la trouva priant, et il calcula tout de
suite qu'elle gagnait encore vingt sous sur
lui, car elle n'avait passé que trois jours
et une nuit, ce qui faisait en tout cinq
francs, au lieu de six qu'il lui devait.















LES ROIS







 — Ah ! dit le capitaine comte de Garens,
je crois bien que je me le rappelle, ce souper
des Rois, pendant la guerre !



J'étais alors maréchal des logis de
hussards, et depuis quinze jours rôdant en
éclaireur en face d'une avant-garde allemande.
La veille, nous avions sabré quelques
uhlans et perdu trois hommes, dont
ce pauvre petit Raudeville. Vous vous rappelez
bien, Joseph de Raudeville.



Or, ce jour-là, mon capitaine m'ordonna
de prendre dix cavaliers et d'aller occuper
et de garder toute la nuit le village de Porterin,
où l'on s'était battu cinq fois en
trois semaines. Il ne restait pas vingt
maisons debout ni douze habitants dans
ce guêpier.



Je pris donc dix cavaliers et je partis
vers quatre heures. A cinq heures, en
pleine nuit, nous atteignîmes les premiers
murs de Porterin. Je fis halte et j'ordonnai
à Marchas, vous savez bien, Pierre de
Marchas, qui a épousé depuis la petite
Martel-Auvelin, la fille du marquis de
Martel-Auvelin, d'entrer tout seul dans le
village et de m'apporter des nouvelles.



Je n'avais choisi que des volontaires,
tous de bonne famille. Ça fait plaisir, dans
le service, de ne pas tutoyer des mufles.
Ce Marchas était dégourdi comme pas un,
fin comme un renard et souple comme un
serpent. Il savait éventer des Prussiens
ainsi qu'un chien évente un lièvre, trouver
des vivres là où nous serions morts de
faim sans lui, et il obtenait des renseignements
de tout le monde, des renseignements
toujours sûrs, avec une adresse
inimaginable.



Il revint au bout de dix minutes :



 — Ça va bien, dit-il ; aucun Prussien
n'a passé par ici depuis trois jours. Il est
sinistre, ce village. J'ai causé avec une
bonne sœur qui garde quatre ou cinq malades
dans un couvent abandonné.



J'ordonnai d'aller de l'avant, et nous
pénétrâmes dans la rue principale. On
apercevait vaguement à droite, à gauche,
des murs sans toit, à peine visibles dans la
nuit profonde. De place en place, une lumière
brillait derrière une vitre : une famille
était restée pour garder sa demeure
à peu près debout, une famille de braves
ou de pauvres. La pluie commençait à
tomber, une pluie menue, glacée, qui
nous gelait avant de nous avoir mouillés,
rien qu'en touchant les manteaux. Les
chevaux trébuchaient sur des pierres, sur
des poutres, sur des meubles. Marchas
nous guidait, à pied, devant nous, et traînant
sa bête par la bride.



 — Où nous mènes-tu ? lui demandai-je.



Il répondit :



 — J'ai un gîte, un bon.



Et il s'arrêta bientôt devant une petite
maison bourgeoise demeurée entière, bien
close, bâtie sur la rue, avec un jardin derrière.



Au moyen d'un gros caillou ramassé
près de la grille, Marchas fit sauter la serrure,
puis il gravit le perron, défonça la
porte d'entrée à coups de pied et à coups
d'épaule, alluma un bout de bougie qu'il
avait toujours en poche, et nous précéda
dans un bon et confortable logis de particulier
riche, en nous guidant avec assurance,
avec une assurance admirable,
comme s'il avait vécu dans cette maison
qu'il voyait pour la première fois.



Deux hommes restés dehors gardaient
nos chevaux.



Marchas dit au gros Ponderel, qui le
suivait :



 — Les écuries doivent être à gauche ;
j'ai vu ça en entrant ; va donc y loger les
bêtes, dont nous n'avons pas besoin.



Puis, se tournant vers moi :



 — Donne des ordres, sacrebleu !



Il m'étonnait toujours, ce gaillard-là. Je
répondis en riant :



 — Je vais placer mes sentinelles aux
abords du pays. Je te retrouverai ici.



Il demanda :



 — Combien prends-tu d'hommes ?



 — Cinq. Les autres les relèveront à
dix heures du soir.



 — Bon. Tu m'en laisses quatre pour
faire les provisions, la cuisine, et mettre
la table. Moi, je trouverai la cachette au
vin.



Et je m'en allai reconnaître les rues désertes
jusqu'à la sortie sur la plaine, pour
y placer mes factionnaires.



Une demi-heure plus tard, j'étais de
retour. Je trouvai Marchas étendu dans un
grand fauteuil Voltaire, dont il avait ôté la
housse, par amour du luxe, disait-il. Il se
chauffait les pieds au feu, en fumant un
cigare excellent dont le parfum emplissait
la pièce. Il était seul, les coudes sur les
bras du siège, la tête entre les épaules, les
joues roses, l'œil brillant, l'air enchanté.



Dans la pièce voisine, j'entendais un
bruit de vaisselle. Marchas me dit en souriant
d'une façon béate :



 — Ça va, j'ai trouvé le bordeaux dans
le poulailler, le champagne sous les marches
du perron, l'eau-de-vie, — cinquante
bouteilles de vraie fine — dans le potager,
sous un poirier qui, vu à la lanterne, ne
m'a pas semblé droit. Comme solide,
nous avons deux poules, une oie, un canard,
trois pigeons et un merle cueilli
dans une cage, rien que de la plume, comme
tu vois. Tout ça cuit en ce moment. Ce
pays est excellent.



Je m'étais assis en face de lui. La flamme
de la cheminée me grillait le nez et les
joues :



 — Où as-tu trouvé ce bois-là ? demandai-je.



Il murmura :



 — Bois magnifique, voiture de maître,
coupé. C'est la peinture qui donne cette
flambée, un punch d'essence et de vernis.
Bonne maison !



Je riais, tant je le trouvais drôle, l'animal.
Il reprit :



 — Dire que c'est jour de Rois ! J'ai fait
mettre une fève dans l'oie ; mais pas de
reine, c'est embêtant, ça !



Je répétai, comme un écho :



 — C'est embêtant ; mais que veux-tu
que j'y fasse, moi ?



 — Que tu en trouves, parbleu !



 — De quoi ?



 — Des femmes.



 — Des femmes ?... Tu es fou !



 — J'ai bien trouvé l'eau-de-vie sous un
poirier, moi, et le champagne sous les
marches du perron ; et rien ne pouvait me
guider encore. — Tandis que, pour toi,
une jupe c'est un indice certain. Cherche,
mon vieux.



Il avait l'air si grave, si sérieux, si convaincu
que je ne savais plus s'il plaisantait.



Je répondis :



 — Voyons, Marchas, tu blagues ?



 — Je ne blague jamais dans le service.



 — Mais où diable veux-tu que j'en
trouve, des femmes ?



 — Où tu voudras. Il doit en rester deux
ou trois dans le pays. Déniche et apporte.



Je me levai. Il faisait trop chaud devant
ce feu. Marchas reprit :



 — Veux-tu une idée ?



 — Oui.



 — Va trouver le curé.



 — Le curé ? Pourquoi faire ?



 — Invite-le à souper et prie-le d'amener
une femme.



 — Le curé ! Une femme ! Ah ! ah ! ah !



Marchas reprit avec une extraordinaire
gravité :



 — Je ne ris pas. Va trouver le curé,
raconte-lui notre situation. Il doit s'embêter
affreusement, il viendra. Mais dis-lui
qu'il nous faut une femme au minimum,
une femme comme il faut, bien entendu,
puisque nous sommes tous des hommes du
monde. Il doit connaître ses paroissiennes
sur le bout du doigt. S'il y en a une possible
pour nous, et si tu t'y prends bien, il
te l'indiquera.



 — Voyons, Marchas ? A quoi penses-tu ?



 — Mon cher Garens, tu peux faire ça
très bien. Ce serait même très drôle. Nous
savons vivre, parbleu ! et nous serons d'une
distinction parfaite, d'un chic extrême.
Nomme-nous à l'abbé, fais-le rire, attendris-le,
séduis-le et décide-le !



 — Non, c'est impossible.



Il rapprocha son fauteuil et, comme il
connaissait mes côtés faibles, le gredin
reprit :



 — Songe donc comme ce serait crâne
à faire et amusant à raconter. On en parlerait
dans toute l'armée. Ça te ferait une
rude réputation.



J'hésitais, tenté par l'aventure. Il insista :



 — Allons, mon petit Garens. Tu es
chef de détachement, toi seul peux aller
trouver le chef de l'Eglise en ce pays. Je
t'en prie, vas-y. Je raconterai la chose en
vers, dans la Revue des Deux-Mondes,
après la guerre, je te le promets. Tu dois
bien ça à tes hommes. Tu les fais assez
marcher depuis un mois.



Je me levai en demandant :



 — Où est le presbytère ?



 — Tu prends la seconde rue à gauche.
Au bout, tu trouveras une avenue ; et, au
bout de l'avenue, l'église. Le presbytère
est à côté.



Je sortais ; il me cria :



 — Dis-lui le menu pour lui donner faim !








Je découvris sans peine la petite maison
de l'ecclésiastique, à côté d'une grande vilaine
église de briques. Je frappai à coups
de poing dans la porte, qui n'avait ni
sonnette ni marteau, et une voix forte demanda
de l'intérieur :



 — Qui va là ?



Je répondis :



 — Maréchal des logis de hussards.



J'entendis un bruit de verrous et de
clef tournée, et je me trouvai en face d'un
grand prêtre à gros ventre, avec une poitrine
de lutteur, des mains formidables
sortant de manches retroussées, un teint
rouge et un air brave homme.



Je fis le salut militaire.



 — Bonjour, monsieur le curé.



Il avait craint une surprise, une embûche
de rôdeurs, et il sourit en répondant :



 — Bonjour, mon ami ; entrez.



Je le suivis dans une petite chambre à
pavés rouges, où brûlait un maigre feu,
bien différent du brasier de Marchas.



Il me montra une chaise, et puis me
dit :



 — Qu'y a-t-il pour votre service ?



 — Monsieur l'abbé, permettez-moi d'abord
de me présenter.



Et je lui tendis ma carte.



Il la reçut et lut à mi-voix :



« Le comte de Garens. »



Je repris :



 — Nous sommes ici onze, monsieur
l'abbé, cinq en grand'garde et six installés
chez un habitant inconnu. Ces six-là
se nomment Garens, ici présent, Pierre
de Marchas, Ludovic de Ponderel, le baron
d'Etreillis, Karl Massouligny, le fils
du peintre, et Joseph Herbon, un jeune
musicien. Je viens, en leur nom et au mien,
vous prier de nous faire l'honneur de souper
avec nous. C'est un souper des Rois,
monsieur le curé, et nous voudrions le
rendre un peu gai.



Le prêtre souriait. Il murmura :



 — Il me semble que ce n'est guère
l'occasion de s'amuser.



Je répondis :



 — Nous nous battons tous les jours,
Monsieur. Quatorze de nos camarades
sont morts depuis un mois, et trois sont
restés par terre, hier encore. C'est la
guerre. Nous jouons notre vie à tout instant,
n'avons-nous pas le droit de la jouer
gaiement ? Nous sommes Français, nous
aimons rire, nous savons rire partout.
Nos pères riaient bien sur l'échafaud ! Ce
soir, nous voudrions nous dégourdir un
peu, en gens comme il faut, et non pas
en soudards, vous me comprenez. Avons-nous
tort ?



Il répondit vivement :



 — Vous avez raison, mon ami, et j'accepte
avec grand plaisir votre invitation.



Il cria :



 — Hermance !



Une vieille paysanne, tordue, ridée, horrible,
apparut et demanda :



 — Qué qui a ?



 — Je ne dîne pas ici, ma fille.



 — Où que vous dînez donc ?



 — Avec MM. les hussards.



J'eus envie de dire : « Amenez votre
bonne, pour voir la tête de Marchas »,
mais je n'osai point.



Je repris :



 — Parmi vos paroissiens restés dans
le village, en voyez-vous quelqu'un ou
quelqu'une que je puisse inviter aussi ?



Il hésita, chercha et déclara :



 — Non, personne !



J'insistai :



 — Personne !... Voyons, monsieur le
curé, cherchez. Ce serait très galant d'avoir
des dames. Je m'entends, des ménages !
Est-ce que je sais, moi ? Le boulanger avec
sa femme, l'épicier, le... le... le... l'horloger...
le... le cordonnier... le... le pharmacien
avec la pharmacienne... Nous
avons un bon repas, du vin, et serions enchantés
de laisser un bon souvenir aux
gens d'ici.



Le curé médita longtemps encore, puis
prononça avec résolution :



 — Non, personne.



Je me mis à rire :



 — Sacristi ! monsieur le curé, c'est ennuyeux
de n'avoir pas une reine, car nous
avons une fève. Voyons, cherchez. Il n'y
a pas un maire marié, un adjoint marié,
un conseiller municipal marié, un instituteur
marié ?...



 — Non, toutes les dames sont parties.



 — Quoi, il n'y a pas dans tout le pays
une brave bourgeoise avec son bourgeois
de mari, à qui nous pourrions faire ce
plaisir, car ce serait un plaisir pour eux,
un grand, dans les circonstances présentes ?



Mais tout à coup le curé se mit à rire,
d'un rire violent qui le secouait tout entier,
et il criait :



 — Ah ! ah ! ah ! j'ai votre affaire, Jésus,
Marie, j'ai votre affaire ! Ah ! ah ! ah !
nous allons rire, mes enfants, nous allons
rire. Et elles seront bien contentes, allez,
bien contentes, ah ! ah !... Où gîtez-vous ?



J'expliquai la maison en la décrivant. Il comprit :



 — Très bien. C'est la propriété de
M. Bertin-Lavaille. J'y serai dans une demi-heure
avec quatre dames !! !... Ah ! ah !
ah ! quatre dames !! !...



Il sortit avec moi, riant toujours, et me
quitta, en répétant :



 — Ça va ; dans une demi-heure, maison
Bertin-Lavaille.



Je rentrai vite, très étonné, très intrigué.



 — Combien de couverts ? demanda
Marchas en m'apercevant.



 — Onze. Nous sommes six hussards,
plus M. le curé et quatre dames.



Il fut stupéfait. Je triomphais.



Il répétait :



 — Quatre dames ! Tu dis : quatre dames ?



 — Je dis : quatre dames.



 — De vraies femmes ?



 — De vraies femmes.



 — Bigre ! Mes compliments !



 — Je les accepte. Je les mérite.



Il quitta son fauteuil, ouvrit la porte et
j'aperçus une belle nappe blanche jetée
sur une longue table autour de laquelle
trois hussards en tablier bleu disposaient
des assiettes et des verres.



 — Il y aura des femmes ! cria Marchas.



Et les trois hommes se mirent à danser
en applaudissant de toute leur force.



Tout était prêt. Nous attendions. Nous
attendîmes près d'une heure. Une odeur
délicieuse de volailles rôties flottait dans
toute la maison.



Un coup frappé contre le volet nous
souleva tous en même temps. Le gros
Ponderel courut ouvrir, et, au bout d'une
minute à peine, une petite bonne Sœur
apparut dans l'encadrement de la porte.
Elle était maigre, ridée, timide, et saluait
coup sur coup les quatre hussards effarés
qui la regardaient entrer. Derrière elle,
un bruit de bâtons martelait le pavé du
vestibule, et dès qu'elle eut pénétré dans
le salon, j'aperçus, l'une suivant l'autre,
trois vieilles têtes en bonnet blanc, qui
s'en venaient en se balançant avec des
mouvements différents, l'une chavirant à
droite, tandis que l'autre chavirait à gauche.
Et, trois bonnes femmes se présentèrent,
boitant, traînant la jambe, estropiées
par les maladies et déformées par
la vieillesse, trois infirmes hors de service,
les trois seules pensionnaires capables
de marcher encore de l'établissement
hospitalier que dirigeait la Sœur Saint-Benoît.



Elle s'était retournée vers ses invalides,
pleine de sollicitude pour elles ; puis,
voyant mes galons de maréchal des logis,
elle me dit :



 — Je vous remercie bien, monsieur
l'officier, d'avoir pensé à ces pauvres femmes.
Elles ont bien peu de plaisir dans
la vie, et c'est pour elles en même temps
un grand bonheur et un grand honneur
que vous leur faites.



J'aperçus le curé, resté dans l'ombre du
couloir et qui riait de tout son cœur. A mon
tour, je me mis à rire, en regardant surtout
la tête de Marchas. Puis montrant des
sièges à la religieuse :



 — Asseyez-vous, ma Sœur ; nous sommes
très fiers et très heureux que vous
ayez accepté notre modeste invitation.



Elle prit trois chaises contre le mur,
les aligna devant le feu, y conduisit ses
trois bonnes femmes, les plaça dessus,
leur ôta leurs cannes et leurs châles
qu'elle alla déposer dans un coin ; puis,
désignant la première, une maigre à ventre
énorme, une hydropique assurément :



 — Celle-là est la mère Paumelle, dont
le mari s'est tué en tombant d'un toit, et
dont le fils est mort en Afrique. Elle a
soixante-deux ans.



Puis elle désigna la seconde, une grande
dont la tête tremblait sans cesse :



 — Celle-là est la mère Jean-Jean, âgée
de soixante-sept ans. Elle n'y voit plus
guère, ayant eu la figure flambée dans
un incendie et la jambe droite brûlée à
moitié.



Elle nous montra, enfin, la troisième,
une espèce de naine, avec des yeux saillants,
qui roulaient de tous les côtés, ronds
et stupides.



 — C'est la Putois, une innocente. Elle
est âgée de quarante-quatre ans seulement.



J'avais salué les trois femmes comme
si on m'eût présenté à des Altesses Royales,
et, me tournant vers le curé :



 — Vous êtes, monsieur l'abbé, un
homme précieux, à qui nous devrons tous
ici de la reconnaissance.



Tout le monde riait, en effet, hormis
Marchas, qui semblait furieux.



 — Notre Sœur Saint-Benoît est servie !
cria tout à coup Karl Massouligny.



Je la fis passer devant avec le curé, puis
je soulevai la mère Paumelle, dont je pris
le bras et que je traînai dans la pièce voisine,
non sans peine, car son ventre ballonné
semblait plus pesant que du fer.



Le gros Ponderel enleva la mère Jean-Jean,
qui gémissait pour avoir sa béquille ;
et le petit Joseph Herbon dirigea l'idiote,
la Putois, vers la salle à manger, pleine
d'odeur de viandes.



Dès que nous fûmes en face de nos assiettes,
la Sœur tapa trois coups dans ses
mains, et les femmes firent, avec la précision
de soldats qui présentent les armes,
un grand signe de croix rapide. Puis le
prêtre prononça, lentement, les paroles
latines du Benedicite.



On s'assit, et les deux poules parurent,
apportées par Marchas, qui voulait servir
pour ne point assister en convive à ce repas
ridicule.



Mais je criai : « Vite le champagne ! »
Un bouchon sauta avec un bruit de pistolet
qu'on décharge, et, malgré la résistance
du curé et de la bonne Sœur, les
trois hussards assis à côté des trois infirmes
leur versèrent de force dans la bouche
leurs trois verres pleins.



Massouligny, qui avait la faculté d'être
chez lui partout et à l'aise avec tout le
monde, faisait la cour à la mère Paumelle
de la façon la plus drôle. L'hydropique,
dont l'humeur était restée gaie, malgré ses
malheurs, lui répondait en badinant avec
une voix de fausset qui semblait factice, et
elle riait si fort des plaisanteries de son
voisin que son gros ventre semblait prêt à
monter et à rouler sur la table. Le petit
Herbon avait entrepris sérieusement de
griser l'idiote et le baron d'Etreillis, qui
n'avait pas l'esprit alerte, interrogeait la
Jean-Jean sur la vie, les habitudes et le
règlement de l'hospice.



La religieuse, effarée, criait à Massouligny :



 — Oh ! oh ! vous allez la rendre malade ;
ne la faites pas rire comme ça, je vous en
prie, Monsieur. Oh ! Monsieur...



Puis elle se levait et se jetait sur Herbon
pour lui arracher des mains un verre
plein qu'il vidait prestement, entre les
lèvres de la Putois.



Et le curé riait à se tordre, répétait à la
Sœur :



 — Laissez donc, pour une fois, ça ne
leur fait pas de mal. Laissez donc.



Après les deux poules, on avait mangé
le canard, flanqué des trois pigeons et du
merle ; et l'oie parut, fumante, dorée, répandant
une odeur chaude de viande rissolée
et grasse.



La Paumelle, qui s'animait, battit des
mains ; la Jean-Jean cessa de répondre aux
questions nombreuses du baron, et la
Putois poussa des grognements de joie,
moitié cris et moitié soupirs, comme font les
petits enfants à qui on montre des bonbons.



 — Permettez-vous, dit le curé, que je
me charge de cet animal. Je m'entends
comme personne à ces opérations-là.



 — Mais certainement, monsieur l'abbé.



Et la Sœur dit :



 — Si on ouvrait un peu la fenêtre ? Elles
ont trop chaud. Je suis sûre qu'elles seront
malades.



Je me tournai vers Marchas :



 — Ouvre la fenêtre une minute.



Il l'ouvrit, et l'air froid du dehors entra,
fit vaciller les flammes des bougies et tournoyer
la fumée de l'oie, dont le prêtre,
une serviette au cou, soulevait les ailes
avec science.



Nous le regardions faire, sans parler
maintenant, intéressés par le travail alléchant
de ses mains, saisis d'un renouveau
d'appétit à la vue de cette grosse bête dorée,
dont les membres tombaient l'un après
l'autre dans la sauce brune, au fond du plat.



Et tout à coup, au milieu de ce silence
gourmand qui nous tenait attentifs, entra,
par la fenêtre ouverte, le bruit lointain
d'un coup de feu.








Je fus debout si vite, que ma chaise roula
derrière moi ; et je criai :



 — Tout le monde à cheval ! Toi, Marchas,
tu vas prendre deux hommes et aller
aux nouvelles. Je t'attends ici dans cinq
minutes.



Et pendant que les trois cavaliers s'éloignaient
au galop dans la nuit, je me mis
en selle avec mes deux autres hussards,
devant le perron de la villa, tandis que le
curé, la Sœur et les trois bonnes femmes
montraient aux fenêtres leurs têtes effarées.



On n'entendait plus rien, qu'un aboiement
de chien dans la campagne. La pluie
avait cessé ; il faisait froid, très froid. Et
bientôt, je distinguai de nouveau le galop
d'un cheval, d'un seul cheval qui revenait.



C'était Marchas. Je lui criai :



 — Eh bien ?



Il répondit :



 — Rien du tout, François a blessé un
vieux paysan, qui refusait de répondre au :
« Qui vive ? » et qui continuait d'avancer,
malgré l'ordre de passer au large. On l'apporte,
d'ailleurs. Nous verrons ce que c'est.



J'ordonnai de remettre les chevaux à
l'écurie et j'envoyai mes deux soldats au
devant des autres, puis je rentrai dans la
maison.



Alors le curé, Marchas et moi, nous
descendîmes un matelas dans le salon
pour y déposer le blessé ; la Sœur, déchirant
une serviette, se mit à faire de la
charpie, tandis que les trois femmes éperdues
restaient assises dans un coin.



Bientôt, je distinguai un bruit de sabres,
traînés sur la route ; je pris une bougie
pour éclairer les hommes qui revenaient ;
et ils parurent, portant cette chose inerte,
molle, longue et sinistre, que devient un
corps humain quand la vie ne le soutient
plus.








On déposa le blessé sur le matelas préparé
pour lui ; et je vis du premier coup
d'œil que c'était un moribond.



Il râlait et crachait du sang qui coulait
des coins de ses lèvres, chassé de sa bouche
à chacun de ses hoquets. L'homme
en était couvert ! Ses joues, sa barbe, ses
cheveux, son cou, ses vêtements, semblaient
en avoir été frottés, avoir été baignés
dans une cuve rouge. Et ce sang s'était
figé sur lui, était devenu terne, mêlé de
boue, horrible à voir.



Le vieillard, enveloppé dans une grande
limousine de berger, entr'ouvrait par moments
ses yeux mornes, éteints, sans
pensée, qui paraissaient stupides d'étonnement,
comme ceux des bêtes que le
chasseur tue et qui le regardent, tombées
à ses pieds, aux trois quarts mortes déjà,
abruties par la surprise et par l'épouvante.



Le curé s'écria :



 — Ah ! c'est le père Placide, le vieux
pasteur des Moulins. Il est sourd, le pauvre,
et n'a rien entendu. Ah ! mon Dieu !
vous avez tué ce malheureux !



La Sœur avait écarté la blouse et la chemise,
et regardait au milieu de la poitrine
un petit trou violet qui ne saignait plus.



 — Il n'y a rien à faire, dit-elle.



Le berger, haletant affreusement, crachait
toujours du sang avec chacun de ses
derniers souffles, et on entendait dans sa
gorge, jusqu'au fond de ses poumons, un
gargouillement sinistre et continu.



Le curé, debout au-dessus de lui, leva
sa main droite, décrivit le signe de la croix
et prononça, d'une voix lente et solennelle,
les paroles latines qui lavent les âmes.



Avant qu'il les eût achevées, le vieillard
fut agité d'une courte secousse, comme si
quelque chose venait de se briser en lui.
Il ne respirait plus. Il était mort.



M'étant retourné, je vis un spectacle plus
effrayant que l'agonie de ce misérable :
les trois vieilles, debout, serrées l'une
contre l'autre, hideuses, grimaçaient d'angoisse
et d'horreur.



Je m'approchai d'elles, et elles se mirent
à pousser des cris aigus, en essayant de
se sauver, comme si j'allais les tuer aussi.



La Jean-Jean, que sa jambe brûlée ne
portait plus, tomba tout de son long par
terre.



La Sœur Saint-Benoît, abandonnant le
mort, courut vers ses infirmes, et sans un
mot pour moi, sans un regard, les couvrit
de leurs châles, leur donna leurs béquilles,
les poussa vers la porte, les fit sortir
et disparut avec elles dans la nuit profonde,
si noire.



Je compris que je ne pouvais même les
faire accompagner par un hussard, car le
seul bruit du sabre les eût affolées.



Le curé regardait toujours le mort.



S'étant enfin retourné vers moi :



 — Ah ! quelle vilaine chose, dit-il.















AU BOIS







Le maire allait se mettre à table pour
déjeuner quand on le prévint que le garde
champêtre l'attendait à la mairie avec deux
prisonniers.



Il s'y rendit aussitôt, et il aperçut en
effet son garde champêtre, le père Hochedur,
debout et surveillant d'un air
sévère un couple de bourgeois mûrs.



L'homme, un gros père, à nez rouge et
à cheveux blancs, semblait accablé ; tandis
que la femme, une petite mère endimanchée,
très ronde, très grasse, aux joues
luisantes, regardait d'un œil de défi l'agent
de l'autorité qui les avait captivés.



Le maire demanda :



 — Qu'est-ce que c'est, père Hochedur ?



Le garde champêtre fit sa déposition.



Il était sorti le matin, à l'heure ordinaire,
pour accomplir sa tournée du côté
des bois Champioux jusqu'à la frontière
d'Argenteuil. Il n'avait rien remarqué
d'insolite dans la campagne sinon qu'il
faisait beau temps et que les blés allaient
bien, quand le fils aux Bredel, qui binait
sa vigne, avait crié :



 — Hé, père Hochedur, allez voir au
bord du bois, au premier taillis, vous y
trouverez une couple de pigeons qu'ont
bien cent trente ans à eux deux.



Il était parti dans la direction indiquée ;
il était entré dans le fourré et il avait entendu
des paroles et des soupirs qui lui
firent supposer un flagrant délit de mauvaises
mœurs.



Donc, avançant sur ses genoux et sur
ses mains comme pour surprendre un braconnier,
il avait appréhendé le couple
présent au moment où il s'abandonnait à
son instinct.



Le maire stupéfait considéra les coupables.
L'homme comptait bien soixante
ans et la femme au moins cinquante-cinq.



Il se mit à les interroger, en commençant
par le mâle, qui répondait d'une voix
si faible qu'on l'entendait à peine.



 — Votre nom.



 — Nicolas Beaurain.



 — Votre profession.



 — Mercier, rue des Martyrs, à Paris.



 — Qu'est-ce que vous faisiez dans ce
bois ?



Le mercier demeura muet, les yeux
baissés sur son gros ventre, les mains à
plat sur ses cuisses.



Le maire reprit :



 — Niez-vous ce qu'affirme l'agent de
l'autorité municipale ?



 — Non, Monsieur.



 — Alors, vous avouez ?



 — Oui, Monsieur.



 — Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?



 — Rien, Monsieur.



 — Où avez-vous rencontré votre complice ?



 — C'est ma femme, Monsieur.



 — Votre femme ?



 — Oui, Monsieur.



 — Alors... alors... vous ne vivez donc pas ensemble... à Paris ?



 — Pardon, Monsieur, nous vivons ensemble !



 — Mais... alors... vous êtes fou, tout à
fait fou, mon cher Monsieur, de venir vous
faire pincer ainsi, en plein champ, à dix
heures du matin.



Le mercier semblait prêt à pleurer de
honte. Il murmura :



 — C'est elle qui a voulu ça ! Je lui disais
bien que c'était stupide. Mais quand
une femme a quelque chose dans la tête...
vous savez... elle ne l'a pas ailleurs.



Le maire, qui aimait l'esprit gaulois,
sourit et répliqua :



 — Dans votre cas, c'est le contraire
qui aurait dû avoir lieu. Vous ne seriez
pas ici si elle ne l'avait eu que dans la
tête.



Alors une colère saisit M. Beaurain, et
se tournant vers sa femme :



 — Vois-tu où tu nous as menés avec ta
poésie ? Hein, y sommes-nous ? Et nous
irons devant les tribunaux, maintenant,
à notre âge, pour attentat aux mœurs ! Et
il nous faudra fermer boutique, vendre la
clientèle et changer de quartier ! Y sommes-nous ?



Mme Beaurain se leva, et, sans regarder
son mari, elle s'expliqua sans embarras,
sans vaine pudeur, presque sans hésitation.



 — Mon Dieu, monsieur le maire, je sais
bien que nous sommes ridicules. Voulez-vous
me permettre de plaider ma cause
comme un avocat, ou mieux comme une
pauvre femme ; et j'espère que vous voudrez
bien nous renvoyer chez nous, et
nous épargner la honte des poursuites.



« Autrefois, quand j'étais jeune, j'ai fait
la connaissance de M. Beaurain dans ce
pays-ci, un dimanche. Il était employé
dans un magasin de mercerie ; moi j'étais
demoiselle dans un magasin de confections.
Je me rappelle de ça comme d'hier.
Je venais passer les dimanches ici, de
temps en temps, avec une amie, Rose Levêque,
avec qui j'habitais rue Pigalle. Rose
avait un bon ami, et moi pas. C'est lui
qui nous conduisait ici. Un samedi, il
m'annonça, en riant, qu'il amènerait un
camarade le lendemain. Je compris bien
ce qu'il voulait ; mais je répondis que
c'était inutile. J'étais sage, Monsieur.



« Le lendemain donc, nous avons trouvé
au chemin de fer Monsieur Beaurain. Il
était bien de sa personne à cette époque-là.
Mais j'étais décidée à ne pas céder, et je
ne cédai pas non plus.



« Nous voici donc arrivés à Bezons. Il
faisait un temps superbe, de ces temps qui
vous chatouillent le cœur. Moi, quand il
fait beau, aussi bien maintenant qu'autrefois,
je deviens bête à pleurer, et quand
je suis à la campagne je perds la tête. La
verdure, les oiseaux qui chantent, les blés
qui remuent au vent, les hirondelles qui
vont si vite, l'odeur de l'herbe, les coquelicots,
les marguerites, tout ça me rend
folle ! C'est comme le champagne quand
on n'en a pas l'habitude !



« Donc il faisait un temps superbe, et
doux, et clair, qui vous entrait dans le
corps par les yeux en regardant et par la
bouche en respirant. Rose et Simon s'embrassaient
toutes les minutes ! Ça me faisait
quelque chose de les voir. M. Beaurain
et moi nous marchions derrière eux,
sans guère parler. Quand on ne se connaît
pas on ne trouve rien à se dire. Il avait
l'air timide, ce garçon, et ça me plaisait
de le voir embarrassé. Nous voici arrivés
dans le petit bois. Il y faisait frais comme
dans un bain, et tout le monde s'assit sur
l'herbe. Rose et son ami me plaisantaient
sur ce que j'avais l'air sévère ; vous comprenez
bien que je ne pouvais pas être
autrement. Et puis voilà qu'ils recommencent
à s'embrasser sans plus se gêner
que si nous n'étions pas là ; et puis ils se
sont parlé tout bas ; et puis ils se sont
levés et ils sont partis dans les feuilles
sans rien dire. Jugez quelle sotte figure je
faisais, moi, en face de ce garçon que je
voyais pour la première fois. Je me sentais
tellement confuse de les voir partir ainsi
que ça me donna du courage ; et je me
suis mise à parler. Je lui demandai ce qu'il
faisait ; il était commis de mercerie, comme
je vous l'ai appris tout à l'heure. Nous
causâmes donc quelques instants ; ça l'enhardit,
lui, et il voulut prendre des privautés,
mais je le remis à sa place, et
roide, encore. Est-ce pas vrai, monsieur
Beaurain ? »



M. Beaurain, qui regardait ses pieds
avec confusion, ne répondit pas.



Elle reprit : « Alors il a compris que
j'étais sage, ce garçon, et il s'est mis à
me faire la cour gentiment, en honnête
homme. Depuis ce jour il est revenu tous
les dimanches. Il était très amoureux de
moi, Monsieur. Et moi aussi je l'aimais
beaucoup, mais là, beaucoup ! c'était un
beau garçon, autrefois.



« Bref, il m'épousa en septembre et nous
prîmes notre commerce rue des Martyrs.



« Ce fut dur pendant des années, Monsieur.
Les affaires n'allaient pas ; et nous
ne pouvions guère nous payer des parties
de campagne. Et puis, nous en avions
perdu l'habitude. On a autre chose en tête ;
on pense à la caisse plus qu'aux fleurettes,
dans le commerce. Nous vieillissions, peu
à peu, sans nous en apercevoir, en gens
tranquilles qui ne pensent plus guère à
l'amour. On ne regrette rien tant qu'on
ne s'aperçoit pas que ça vous manque.



« Et puis, Monsieur, les affaires ont
mieux été, nous nous sommes rassurés
sur l'avenir ! Alors, voyez-vous, je ne sais
pas trop ce qui s'est passé en moi, non,
vraiment, je ne sais pas !



« Voilà que je me suis remise à rêver
comme une petite pensionnaire. La vue des
voiturettes de fleurs qu'on traîne dans les
rues me tirait les larmes. L'odeur des violettes
venait me chercher à mon fauteuil,
derrière ma caisse, et me faisait battre le
cœur ! Alors je me levais et je m'en venais
sur le pas de ma porte pour regarder le
bleu du ciel entre les toits. Quand on regarde
le ciel dans une rue, ça a l'air d'une
rivière, d'une longue rivière qui descend
sur Paris en se tortillant ; et les hirondelles
passent dedans comme des poissons.
C'est bête comme tout, ces choses-là,
à mon âge ! Que voulez-vous, Monsieur,
quand on a travaillé toute sa vie, il vient
un moment où on s'aperçoit qu'on aurait
pu faire autre chose, et, alors, on regrette,
oh ! oui, on regrette ! Songez donc
que, pendant vingt ans, j'aurais pu aller
cueillir des baisers dans les bois, comme
les autres, comme les autres femmes. Je
songeais comme c'est bon d'être couché
sous les feuilles en aimant quelqu'un ! Et
j'y pensais tous les jours, toutes les nuits !
Je rêvais de clairs de lune sur l'eau jusqu'à
avoir envie de me noyer.



« Je n'osais pas parler de ça à M. Beaurain
dans les premiers temps. Je savais
bien qu'il se moquerait de moi et qu'il me
renverrait vendre mon fil et mes aiguilles !
Et puis, à vrai dire, M. Beaurain ne me
disait plus grand chose ; mais en me regardant
dans ma glace, je comprenais
bien aussi que je ne disais plus rien à
personne, moi !



« Donc, je me décidai et je lui proposai
une partie de campagne au pays où nous
nous étions connus. Il accepta sans défiance
et nous voici arrivés, ce matin,
vers les neuf heures.



« Moi je me sentis toute retournée quand
je suis entrée dans les blés. Ça ne vieillit
pas, le cœur des femmes ! Et, vrai, je ne
voyais plus mon mari tel qu'il est, mais
bien tel qu'il était autrefois ! Ça, je vous
le jure, Monsieur. Vrai de vrai, j'étais
grise. Je me mis à l'embrasser ; il en fut
plus étonné que si j'avais voulu l'assassiner.
Il me répétait : « Mais tu es folle.
Mais tu es folle, ce matin. Qu'est-ce qui
te prend ?... » Je ne l'écoutais pas, moi, je
n'écoutais que mon cœur. Et je le fis entrer
dans le bois... Et voilà !... J'ai dit la
vérité, monsieur le maire, toute la vérité. »



Le maire était un homme d'esprit. Il se
leva, sourit, et dit : « Allez en paix, Madame,
et ne péchez plus... sous les feuilles. »















UNE FAMILLE







J'allais revoir mon ami Simon Radevin
que je n'avais point aperçu depuis quinze
ans.



Autrefois c'était mon meilleur ami, l'ami
de ma pensée, celui avec qui on passe
les longues soirées tranquilles et gaies,
celui à qui on dit les choses intimes du
cœur, pour qui on trouve, en causant doucement,
les idées rares, fines, ingénieuses,
délicates, nées de la sympathie même qui
excite l'esprit et le met à l'aise.



Pendant bien des années nous ne nous
étions guère quittés. Nous avions vécu,
voyagé, songé, rêvé ensemble, aimé les
mêmes choses d'un même amour, admiré
les mêmes livres, compris les mêmes
œuvres, frémi des mêmes sensations, et si
souvent ri des mêmes êtres que nous nous
comprenions complètement, rien qu'en
échangeant un coup d'œil.



Puis il s'était marié. Il avait épousé
tout à coup une fillette de province venue
à Paris pour chercher un fiancé. Comment
cette petite blondasse, maigre, aux mains
niaises, aux yeux clairs et vides, à la voix
fraîche et bête, pareille à cent mille poupées
à marier, avait-elle cueilli ce garçon intelligent
et fin ? Peut-on comprendre ces
choses-là ? Il avait sans doute espéré le
bonheur, lui, le bonheur simple, doux et
long entre les bras d'une femme bonne,
tendre et fidèle ; et il avait entrevu tout
cela, dans le regard transparent de cette
gamine aux cheveux pâles.



Il n'avait pas songé que l'homme actif,
vivant et vibrant, se fatigue de tout dès
qu'il a saisi la stupide réalité, à moins
qu'il ne s'abrutisse au point de ne plus
rien comprendre.



Comment allais-je le retrouver ? Toujours
vif, spirituel, rieur et enthousiaste, ou
bien endormi par la vie provinciale ?
Un homme peut changer en quinze ans !








Le train s'arrêta dans une petite gare.
Comme je descendais de wagon, un gros,
très gros homme, aux joues rouges, au
ventre rebondi, s'élança vers moi, les
bras ouverts, en criant : « Georges. » Je
l'embrassai, mais je ne l'avais pas reconnu.
Puis je murmurai stupéfait : « Cristi,
tu n'as pas maigri. » Il répondit en riant :
« Que veux-tu ? La bonne vie ! la bonne
table ! les bonnes nuits ! Manger et dormir
voilà mon existence ! »



Je le contemplai, cherchant dans cette
large figure les traits aimés. L'œil seul n'avait
point changé ; mais je ne retrouvais
plus le regard et je me disais : « S'il est
vrai que le regard est le reflet de la pensée,
la pensée de cette tête-là n'est plus celle
d'autrefois, celle que je connaissais si
bien. »



L'œil brillait pourtant, plein de joie et
d'amitié ; mais il n'avait plus cette clarté
intelligente qui exprime, autant que la parole,
la valeur d'un esprit.



Tout à coup, Simon me dit :



 — Tiens, voici mes deux aînés.



Une fillette de quatorze ans, presque
femme, et un garçon de treize ans, vêtu
en collégien, s'avancèrent d'un air timide
et gauche.



Je murmurai : « C'est à toi ? »



Il répondit en riant : « Mais, oui.



 — Combien en as-tu donc ?



 — Cinq ! Encore trois restés à la maison !



Il avait répondu cela d'un air fier, content,
presque triomphant ; et moi je me
sentais saisi d'une pitié profonde, mêlée
d'un vague mépris, pour ce reproducteur
orgueilleux et naïf qui passait ses nuits à
faire des enfants entre deux sommes, dans
sa maison de province, comme un lapin
dans une cage.



Je montai dans une voiture qu'il conduisait
lui-même et nous voici partis à travers
la ville, triste ville, somnolente et
terne où rien ne remuait par les rues, sauf
quelques chiens et deux ou trois bonnes.
De temps en temps, un boutiquier, sur sa
porte, ôtait son chapeau ; Simon rendait
le salut et nommait l'homme pour me
prouver sans doute qu'il connaissait tous
les habitants par leur nom. La pensée me
vint qu'il songeait à la députation, ce
rêve de tous les enterrés de province.



On eut vite traversé la cité, et la voiture
entra dans un jardin qui avait des prétentions
de parc, puis s'arrêta devant une
maison à tourelles qui cherchait à passer
pour château.



 — Voilà mon trou, disait Simon, pour
obtenir un compliment.



Je répondis :



 — C'est délicieux.



Sur le perron, une dame apparut, parée
pour la visite, coiffée pour la visite, avec
des phrases prêtes pour la visite. Ce n'était
plus la fillette blonde et fade que j'avais
vue à l'église quinze ans plus tôt, mais
une grosse dame à falbalas et à frisons,
une de ces dames sans âge, sans caractère,
sans élégance, sans esprit, sans rien de ce
qui constitue une femme. C'était une mère,
enfin, une grosse mère banale, la pondeuse,
la poulinière humaine, la machine
de chair qui procrée sans autre préoccupation
dans l'âme que ses enfants et son
livre de cuisine.



Elle me souhaita la bienvenue et j'entrai
dans le vestibule où trois mioches alignés
par rang de taille semblaient placés là
pour une revue comme des pompiers
devant un maire.



Je dis :



 — Ah ! ah ! voici les autres ?



Simon, radieux les nomma « Jean,
Sophie et Gontran ».



La porte du salon était ouverte. J'y pénétrai
et j'aperçus au fond d'un fauteuil
quelque chose qui tremblotait, un homme,
un vieux homme paralysé.



Madame Radevin s'avança :



 — C'est mon grand-père, monsieur. Il a
quatre-vingt-sept ans.



Puis elle cria dans l'oreille du vieillard
trépidant : « C'est un ami de Simon,
papa. » L'ancêtre fit un effort pour me dire
bonjour et il vagit : « Oua, oua, oua » en
agitant sa main. Je répondis : « Vous êtes
trop aimable, Monsieur, » et je tombai sur
un siège.



Simon venait d'entrer ; il riait :



 — Ah ! ah ! tu as fait la connaissance de
bon papa. Il est impayable, ce vieux ; c'est
la distraction des enfants. Il est gourmand,
mon cher, à se faire mourir à tous
les repas. Tu ne te figures point ce qu'il
mangerait si on le laissait libre. Mais tu
verras, tu verras. Il fait de l'œil aux plats
sucrés comme si c'étaient des demoiselles.
Tu n'as jamais rien rencontré de plus
drôle, tu verras tout à l'heure.



Puis on me conduisit dans ma chambre,
pour faire ma toilette, car l'heure du dîner
approchait. J'entendais dans l'escalier un
grand piétinement et je me retournai. Tous
les enfants me suivaient en procession,
derrière leur père, sans doute pour me
faire honneur.



Ma chambre donnait sur la plaine, une
plaine sans fin, toute nue, un océan d'herbes,
de blés et d'avoine, sans un bouquet
d'arbres ni un coteau, image saisissante
et triste de la vie qu'on devait mener dans
cette maison.



Une cloche sonna. C'était pour le dîner.
Je descendis.



Mme Radevin prit mon bras d'un air
cérémonieux et on passa dans la salle à
manger. Un domestique roulait le fauteuil
du vieux qui, à peine placé devant son
assiette, promena sur le dessert un regard
avide et curieux en tournant avec peine,
d'un plat vers l'autre, sa tête branlante.



Alors Simon se frotta les mains : « Tu
vas t'amuser, » me dit-il. Et tous les enfants,
comprenant qu'on allait me donner
le spectacle de grand-papa gourmand, se
mirent à rire en même temps, tandis que
leur mère souriait seulement en haussant
les épaules.



Radevin se mit à hurler vers le vieillard
en formant porte-voix de ses mains.



 — Nous avons ce soir de la crème au riz
sucré.



La face ridée de l'aïeul s'illumina et il
trembla plus fort de haut en bas, pour indiquer
qu'il avait compris et qu'il était content.



Et on commença à dîner.



« Regarde, » murmura Simon. Le grand-père
n'aimait pas la soupe et refusait d'en
manger. On l'y forçait, pour sa santé ; et le
domestique lui enfonçait de force dans la
bouche la cuiller pleine, tandis qu'il soufflait
avec énergie, pour ne pas avaler le
bouillon rejeté ainsi en jet d'eau sur la
table et sur ses voisins.



Les petits enfants se tordaient de joie
tandis que leur père, très content, répétait :
« Est-il drôle, ce vieux ? »



Et tout le long du repas on ne s'occupa
que de lui. Il dévorait du regard les plats
posés sur la table ; et de sa main follement
agitée essayait de les saisir et de les attirer
à lui. On les posait presque à portée
pour voir ses efforts éperdus, son élan
tremblotant vers eux, l'appel désolé de
tout son être, de son œil, de sa bouche,
de son nez qui les flairait. Et il bavait
d'envie sur sa serviette en poussant des
grognements inarticulés. Et toute la famille
se réjouissait de ce supplice odieux
et grotesque.



Puis on lui servait sur son assiette un
tout petit morceau qu'il mangeait avec une
gloutonnerie fiévreuse, pour avoir plus
vite autre chose.



Quand arriva le riz sucré, il eut presque
une convulsion. Il gémissait de désir.



Gontran lui cria : « Vous avez trop
mangé, vous n'en aurez pas. » Et on
fit semblant de ne lui en point donner.



Alors il se mit à pleurer. Il pleurait en
tremblant plus fort, tandis que tous les
enfants riaient.



On lui apporta enfin sa part, une toute
petite part ; et il fit, en mangeant la première
bouchée de l'entremets, un bruit de
gorge comique et glouton, et un mouvement
du cou pareil à celui des canards
qui avalent un morceau trop gros.



Puis, quand il eut fini, il se mit à trépigner
pour en obtenir encore.



Pris de pitié devant la torture de ce
Tantale attendrissant et ridicule, j'implorai
pour lui : « Voyons, donne-lui encore un
peu de riz ? »



Simon répondit : « Oh ! non, mon cher,
s'il mangeait trop, à son âge, ça pourrait
lui faire mal. »



Je me tus, rêvant sur cette parole. O
morale, ô logique, ô sagesse ! A son âge !
Donc, on le privait du seul plaisir qu'il
pouvait encore goûter, par souci de sa
santé ! Sa santé ! qu'en ferait-il, ce débris
inerte et tremblotant ? On ménageait ses
jours, comme on dit ? Ses jours ? Combien
de jours, dix, vingt, cinquante ou cent ?
Pourquoi ? Pour lui ? ou pour conserver
plus longtemps à la famille le spectacle de
sa gourmandise impuissante ?



Il n'avait plus rien à faire en cette vie,
plus rien. Un seul désir lui restait, une
seule joie ; pourquoi ne pas lui donner entièrement
cette joie dernière, la lui donner
jusqu'à ce qu'il en mourût.



Puis, après une longue partie de cartes,
je montai dans ma chambre pour me coucher :
j'étais triste, triste, triste !



Et je me mis à ma fenêtre. On n'entendait
rien au dehors qu'un très léger, très
doux, très joli gazouillement d'oiseau dans
un arbre, quelque part. Cet oiseau devait
chanter ainsi, à voix basse, dans la nuit,
pour bercer sa femelle endormie sur ses
œufs.



Et je pensai aux cinq enfants de mon
pauvre ami, qui devait ronfler maintenant
aux côtés de sa vilaine femme.















JOSEPH








Elles étaient grises, tout à fait grises, la
petite baronne Andrée de Fraisières et la
petite comtesse Noëmi de Gardens.



Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans
le salon vitré qui regardait la mer. Par les
fenêtres ouvertes, la brise molle d'un soir
d'été entrait, tiède et fraîche en même
temps, une brise savoureuse d'océan.
Les deux jeunes femmes, étendues sur
leurs chaises longues, buvaient maintenant
de minute en minute une goutte de
chartreuse en fumant des cigarettes, et
elles se faisaient des confidences intimes,
des confidences que seule cette jolie ivresse
inattendue pouvait amener sur leurs
lèvres.



Leurs maris étaient retournés à Paris
dans l'après-midi, les laissant seules sur
cette petite plage déserte qu'ils avaient
choisie pour éviter les rôdeurs galants des
stations à la mode. Absents cinq jours sur
sept, ils redoutaient les parties de campagne,
les déjeuners sur l'herbe, les leçons de
natation et la rapide familiarité qui naît
dans le désœuvrement des villes d'eaux.
Dieppe, Etretat, Trouville leur paraissant
donc à craindre, ils avaient loué une maison
bâtie et abandonnée par un original dans
le vallon de Roqueville, près Fécamp, et
ils avaient enterré là leurs femmes pour
tout l'été.



Elles étaient grises. Ne sachant qu'inventer
pour se distraire, la petite baronne
avait proposé à la petite comtesse un dîner
fin, au champagne. Elles s'étaient d'abord
beaucoup amusées à cuisiner elles-mêmes
ce dîner ; puis elles l'avaient mangé avec
gaieté en buvant ferme pour calmer la soif
qu'avait éveillée dans leur gorge la chaleur
des fourneaux. Maintenant elles bavardaient
et déraisonnaient à l'unisson en
fumant des cigarettes et en se gargarisant
doucement avec la chartreuse. Vraiment,
elles ne savaient plus du tout ce qu'elles
disaient.



La comtesse, les jambes en l'air sur le
dossier d'une chaise, était plus partie
encore que son amie.



 — Pour finir une soirée comme celle-là,
disait-elle, il nous faudrait des amoureux.
Si j'avais prévu ça tantôt, j'en aurais fait
venir deux de Paris et je t'en aurais cédé
un...



 — Moi, reprit l'autre, j'en trouve toujours ;
même ce soir, si j'en voulais un,
je l'aurais.



 — Allons donc ! A Roqueville, ma chère ?
un paysan, alors.



 — Non, pas tout à fait.



 — Alors, raconte-moi.



 — Qu'est-ce que tu veux que je te raconte ?



 — Ton amoureux ?



 — Ma chère, moi je ne peux pas vivre
sans être aimée. Si je n'étais pas aimée, je
me croirais morte.



 — Moi aussi.



 — N'est-ce pas ?



 — Oui. Les hommes ne comprennent
pas ça ! nos maris surtout !



 — Non, pas du tout. Comment veux-tu
qu'il en soit autrement ? L'amour qu'il
nous faut est fait de gâteries, de gentillesses,
de galanteries. C'est la nourriture de
notre cœur, ça. C'est indispensable à notre
vie, indispensable, indispensable...



 — Indispensable.



 — Il faut que je sente que quelqu'un
pense à moi, toujours, partout. Quand je
m'endors, quand je m'éveille, il faut que
je sache qu'on m'aime quelque part, qu'on
rêve de moi, qu'on me désire. Sans cela
je serais malheureuse, malheureuse. Oh !
mais malheureuse à pleurer tout le
temps.



 — Moi aussi.



 — Songe donc que c'est impossible
autrement. Quand un mari a été gentil
pendant six mois, ou un an, ou deux ans,
il devient forcément une brute, oui, une
vraie brute... Il ne se gêne plus pour rien,
il se montre tel qu'il est, il fait des scènes
pour les notes, pour toutes les notes. On
ne peut pas aimer quelqu'un avec qui on
vit toujours.



 — Ça, c'est bien vrai.



 — N'est-ce pas ?... Où donc en étais-je ?
Je ne me rappelle plus du tout.



 — Tu disais que tous les maris sont
des brutes !



 — Oui, des brutes... tous.



 — C'est vrai.



 — Et après ?...



 — Quoi, après ?



 — Qu'est-ce que je disais après ?



 — Je ne sais pas, moi, puisque tu ne
l'as pas dit ?



 — J'avais pourtant quelque chose à te
raconter.



 — Oui, c'est vrai, attends ?...



 — Ah ! j'y suis...



 — Je t'écoute.



 — Je te disais donc que moi, je trouve
partout des amoureux.



 — Comment fais-tu ?



 — Voilà. Suis-moi bien. Quand j'arrive
dans un pays nouveau, je prends des notes
et je fais mon choix.



 — Tu fais ton choix ?



 — Oui, parbleu. Je prends des notes
d'abord. Je m'informe. Il faut avant tout
qu'un homme soit discret, riche et généreux,
n'est-ce pas ?



 — C'est vrai ?



 — Et puis, il faut qu'il me plaise comme
homme.



 — Nécessairement.



 — Alors je l'amorce.



 — Tu l'amorces ?



 — Oui, comme on fait pour prendre du
poisson. Tu n'as jamais pêché à la ligne ?



 — Non, jamais.



 — Tu as eu tort. C'est très amusant. Et
puis c'est instructif. Donc, je l'amorce...



 — Comment fais-tu ?



 — Bête, va. Est-ce qu'on ne prend pas
les hommes qu'on veut prendre, comme
s'ils avaient le choix ! Et ils croient choisir
encore... ces imbéciles... mais c'est
nous qui choisissons... toujours... Songe
donc, quand on n'est pas laide, et pas
sotte, comme nous, tous les hommes sont
des prétendants, tous, sans exception.
Nous, nous les passons en revue du matin
au soir, et quand nous en avons visé un
nous l'amorçons...



 — Ça ne me dit pas comment tu fais ?



 — Comment je fais ?... mais je ne fais
rien. Je me laisse regarder, voilà tout.



 — Tu te laisses regarder ?...



 — Mais oui. Ça suffit. Quand on s'est
laissé regarder plusieurs fois de suite,
un homme vous trouve aussitôt la plus jolie
et la plus séduisante de toutes les femmes.
Alors il commence à vous faire la cour.
Moi je lui laisse comprendre qu'il n'est
pas mal, sans rien dire bien entendu ; et il
tombe amoureux comme un bloc. Je le
tiens. Et ça dure plus ou moins, selon ses
qualités.



 — Tu prends comme ça tous ceux que
tu veux ?



 — Presque tous.



 — Alors, il y en a qui résistent ?



 — Quelquefois.



 — Pourquoi ?



 — Oh ! pourquoi ? On est Joseph pour
trois raisons. Parce qu'on est très amoureux
d'une autre. Parce qu'on est d'une
timidité excessive et parce qu'on est...
comment dirai-je ?... incapable de mener
jusqu'au bout la conquête d'une femme...



 — Oh ! ma chère !... Tu crois ?...



 — Oui... oui... J'en suis sûre... il y en
a beaucoup de cette dernière espèce, beaucoup,
beaucoup... beaucoup plus qu'on ne
croit. Oh ! ils ont l'air de tout le monde...
ils sont habillés comme les autres... ils
font les paons... Quand je dis les paons...
je me trompe, ils ne pourraient pas se
déployer.



 — Oh ! ma chère...



 — Quand aux timides, ils sont quelquefois
d'une sottise imprenable. Ce sont
des hommes qui ne doivent pas savoir se
déshabiller, même pour se coucher tout
seuls, quand ils ont une glace dans leur
chambre. Avec ceux-là, il faut être énergique,
user du regard et de la poignée de
main. C'est même quelquefois inutile. Ils
ne savent jamais comment ni par où commencer.
Quand on perd connaissance
devant eux, comme dernier moyen... ils
vous soignent... Et pour peu qu'on tarde
à reprendre ses sens... ils vont chercher
du secours.



Ceux que je préfère, moi, ce sont les
amoureux des autres. Ceux-là, je les enlève
d'assaut, à... à... à... à la bayonnette,
ma chère !



 — C'est bon, tout ça, mais quand il n'y
a pas d'hommes, comme ici, par exemple.



 — J'en trouve.



 — Tu en trouves. Où ça ?



 — Partout. Tiens, ça me rappelle mon
histoire.



« Voilà deux ans, cette année, que mon
mari m'a fait passer l'été dans sa terre de
Bougrolles. Là, rien... mais tu entends,
rien de rien, de rien, de rien ! Dans les
manoirs des environs, quelques lourdauds
dégoûtants, des chasseurs de poil et de
plume vivant dans des châteaux sans
baignoires, de ces hommes qui transpirent
et se couchent par là-dessus, et qu'il
serait impossible de corriger, parce qu'ils
ont des principes d'existence malpropres.



« Devine ce que j'ai fait ?



 — Je ne devine pas !



 — Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas
de romans de George Sand pour l'exaltation
de l'homme du peuple, des romans
où les ouvriers sont sublimes et tous les
hommes du monde criminels. Ajoute à
cela que j'avais vu Ruy-Blas l'hiver précédent
et que ça m'avait beaucoup frappée.
Eh bien ! un de nos fermiers avait un fils,
un beau gars de vingt-deux ans, qui avait
étudié pour être prêtre, puis quitté le
séminaire par dégoût. Eh bien, je l'ai pris
comme domestique !



 — Oh !... Et après !...



 — Après... après, ma chère, je l'ai
traité de très haut, en lui montrant beaucoup
de ma personne. Je ne l'ai pas amorcé,
celui-là, ce rustre, je l'ai allumé !...



 — Oh ! Andrée !



 — Oui, ça m'amusait même beaucoup.
On dit que les domestiques, ça ne compte
pas ! Eh bien il ne comptait point. Je le
sonnais pour les ordres chaque matin
quand ma femme de chambre m'habillait,
et aussi chaque soir quand elle me déshabillait.



 — Oh ! Andrée ?



 — Ma chère, il a flambé comme un toit
de paille. Alors, à table, pendant les repas,
je n'ai plus parlé que de propreté,
de soins du corps, de douches, de bains.
Si bien qu'au bout de quinze jours il se
trempait matin et soir dans la rivière, puis
se parfumait à empoisonner le château.
J'ai même été obligée de lui interdire les
parfums, en lui disant, d'un air furieux,
que les hommes ne devaient jamais employer
que l'eau de Cologne.



 — Oh ! Andrée !



 — Alors, j'ai eu l'idée d'organiser une
bibliothèque de campagne. J'ai fait venir
quelques centaines de romans moraux que
je prêtais à tous nos paysans et à mes
domestiques. Il s'était glissé dans ma
collection quelques livres... quelques livres...
poétiques... de ceux qui troublent
les âmes... des pensionnaires et des collégiens...
Je les ai donnés à mon valet de
chambre. Ça lui a appris la vie... une
drôle de vie.



 — Oh... Andrée !



 — Alors je suis devenue familière avec
lui, je me suis mise à le tutoyer. Je l'avais
nommé Joseph. Ma chère, il était
dans un état... dans un état effrayant...
Il devenait maigre comme... comme un
coq... et il roulait des yeux de fou. Moi
je m'amusais énormément. C'est un de
mes meilleurs étés...



 — Et après ?...



 — Après... oui... Eh bien, un jour que
mon mari était absent, je lui ai dit d'atteler
le panier pour me conduire dans les bois.
Il faisait très chaud, très chaud... Voilà !



 — Oh ! Andrée, dis-moi tout... Ça m'amuse
tant.



 — Tiens, bois un verre de Chartreuse,
sans ça je finirais le carafon toute seule.
Eh bien après, je me suis trouvée mal en
route.



 — Comment ça ?



 — Que tu es bête. Je lui ai dit que j'allais
me trouver mal et qu'il fallait me
porter sur l'herbe. Et puis quand j'ai été
sur l'herbe j'ai suffoqué et je lui ai dit de
me délacer. Et puis, quand j'ai été délacée,
j'ai perdu connaissance.



 — Tout à fait.



 — Oh non, pas du tout.



 — Eh bien ?



 — Eh bien ! j'ai été obligée de rester
près d'une heure sans connaissance. Il
ne trouvait pas de remède. Mais j'ai été
patiente, et je n'ai rouvert les yeux qu'après
sa chute.



 — Oh ! Andrée !... Et qu'est-ce que tu
lui as dit ?



 — Moi rien ! Est-ce que je savais quelque
chose, puisque j'étais sans connaissance ?
Je l'ai remercié. Je lui ai dit de me
remettre en voiture ; et il m'a ramenée
au château. Mais il a failli verser en tournant
la barrière !



 — Oh ! Andrée ! Et c'est tout ?...



 — C'est tout...



 — Tu n'as perdu connaissance qu'une
fois ?



 — Rien qu'une fois, parbleu ! Je ne
voulais pas faire mon amant de ce
goujat.



 — L'as-tu gardé longtemps après ça ?



 — Mais oui. Je l'ai encore. Pourquoi
est-ce que je l'aurais renvoyé. Je n'avais
pas à m'en plaindre.



 — Oh ! Andrée ! Et il t'aime toujours ?



 — Parbleu.



 — Où est-il ?



La petite baronne étendit la main vers
la muraille et poussa le timbre électrique.
La porte s'ouvrit presque aussitôt, et un
grand valet entra qui répandait autour de
lui une forte senteur d'eau de Cologne.



La baronne lui dit : « Joseph, mon
garçon, j'ai peur de me trouver mal, va
me chercher ma femme de chambre. »



L'homme demeurait immobile comme
un soldat devant un officier, et fixait un
regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit :
« Mais va donc vite, grand sot,
nous ne sommes pas dans le bois aujourd'hui,
et Rosalie me soignera mieux que
toi. »



Il tourna sur ses talons et sortit.



La petite comtesse, effarée, demanda :



 — Et qu'est-ce que tu diras à ta femme
de chambre ?



 — Je lui dirai que c'est passé ! Non, je
me ferai tout de même délacer. Ça me
soulagera la poitrine, car je ne peux plus
respirer. Je suis grise... ma chère... mais
grise à tomber si je me levais.















L'AUBERGE








Pareille à toutes les hôtelleries de bois
plantées dans les Hautes-Alpes, au pied des
glaciers, dans ces couloirs rocheux et nus
qui coupent les sommets blancs des montagnes,
l'auberge de Schwarenbach sert de
refuge aux voyageurs qui suivent le passage
de la Gemmi.



Pendant 6 mois elle reste ouverte, habitée
par la famille de Jean Hauser ; puis,
dès que les neiges s'amoncellent, emplissant
le vallon et rendant impraticable la
descente sur Loëche, les femmes, le père
et les trois fils s'en vont, et laissent pour
garder la maison le vieux guide Gaspard
Hari avec le jeune guide Ulrich Kunsi, et
Sam le gros chien de montagne.



Les deux hommes et la bête demeurent
jusqu'au printemps dans cette prison de
neige, n'ayant devant les yeux que la pente
immense et blanche du Balmhorn, entourés
de sommets pâles et luisants, enfermés,
bloqués, ensevelis sous la neige qui monte
autour d'eux, enveloppe, étreint, écrase la
petite maison, s'amoncelle sur le toit, atteint
les fenêtres et mure la porte.



C'était le jour où la famille Hauser allait
retourner à Loëche, l'hiver approchant et
la descente devenant périlleuse.



Trois mulets partirent en avant, chargés
de hardes et de bagages et conduits par les
trois fils. Puis la mère, Jeanne Hauser, et sa
fille Louise montèrent sur un quatrième
mulet, et se mirent en route à leur
tour.



Le père les suivait accompagné des deux
gardiens qui devaient escorter la famille
jusqu'au sommet de la descente.



Ils contournèrent d'abord le petit lac, gelé
maintenant au fond du grand trou de rochers
qui s'étend devant l'auberge, puis ils
suivirent le vallon clair comme un drap et
dominé de tous côtés par des sommets de
neige.



Une averse de soleil tombait sur ce désert
blanc éclatant et glacé, l'allumait d'une
flamme aveuglante et froide ; aucune vie
n'apparaissait dans cet océan des monts ;
aucun mouvement dans cette solitude
démesurée ; aucun bruit n'en troublait le
profond silence.



Peu à peu, le jeune guide Ulrich Kunsi,
un grand suisse aux longues jambes, laissa
derrière lui le père Hauser et le vieux Gaspard
Hari, pour rejoindre le mulet qui
portait les deux femmes.



La plus jeune le regardait venir, semblait
l'appeler d'un œil triste. C'était une
petite paysanne blonde, dont les joues laiteuses
et les cheveux pâles paraissaient décolorés
par les longs séjours au milieu des
glaces.



Quand il eut rejoint la bête qui la portait,
il posa la main sur la croupe et ralentit le
pas. La mère Hauser se mit à lui parler, énumérant
avec des détails infinis toutes les recommandations
de l'hivernage. C'était la
première fois qu'il restait là-haut, tandis que
le vieux Hari avait déjà passé quatorze hivers
sous la neige dans l'auberge de Schwarenbach.



Ulrich Kunsi écoutait, sans avoir l'air de
comprendre, et regardait sans cesse la
jeune fille. De temps en temps il répondait :
« Oui, madame Hauser. » Mais sa
pensée semblait loin et sa figure calme
demeurait impassible.



Ils atteignirent le lac de Daube, dont la
longue surface gelée s'étendait, toute plate,
au fond du val. A droite, le Daubenhorn
montrait ses rochers noirs dressés à pic auprès
des énormes moraines du glacier de
Lœmmern que dominait le Wildstrubel.



Comme ils approchaient du col de la
Gemmi, où commence la descente sur
Loëche, ils découvrirent tout à coup l'immense
horizon des Alpes du Valais dont les
séparait la profonde et large vallée du Rhône.



C'était, au loin, un peuple de sommets
blancs, inégaux, écrasés ou pointus et luisants
sous le soleil : le Mischabel avec ses
deux cornes, le puissant massif du Wissehorn,
le lourd Brunnegghorn, la haute et
redoutable pyramide du Cervin, ce tueur
d'hommes, et la Dent-Blanche, cette
monstrueuse coquette.



Puis, au-dessous d'eux, dans un trou démesuré,
au fond d'un abîme effrayant, ils
aperçurent Loëche, dont les maisons semblaient
des grains de sable jetés dans cette
crevasse énorme que finit et que ferme
la Gemmi, et qui s'ouvre, là-bas, sur le
Rhône.



Le mulet s'arrêta au bord du sentier
qui va, serpentant, tournant sans cesse et
revenant, fantastique et merveilleux, le
long de la montagne droite, jusqu'à ce
petit village presque invisible, à son pied.
Les femmes sautèrent dans la neige.



Les deux vieux les avaient rejoints.



 — Allons, dit le père Hauser, adieu
et bon courage, à l'an prochain, les
amis.



Le père Hari répéta : « A l'an prochain. »



Ils s'embrassèrent. Puis Mme Hauser, à
son tour, tendit ses joues ; et la jeune fille
en fit autant.



Quand ce fut le tour d'Ulrich Kunsi, il
murmura dans l'oreille de Louise : « N'oubliez
point ceux d'en-haut. » Elle répondit
« non » si bas, qu'il devina sans l'entendre.



 — Allons, adieu, répéta Jean Hauser, et
bonne santé.



Et, passant devant les femmes, il commença
à descendre.



Ils disparurent bientôt tous les trois au
premier détour du chemin.



Et les deux hommes s'en retournèrent
vers l'auberge de Schwarenbach.



Ils allaient lentement, côte à côte, sans
parler. C'était fini, ils resteraient seuls,
face à face, quatre ou cinq mois.



Puis Gaspard Hari se mit à raconter sa
vie de l'autre hiver. Il était demeuré avec
Michel Canol, trop âgé maintenant pour
recommencer ; car un accident peut arriver
pendant cette longue solitude. Ils ne
s'étaient pas ennuyés, d'ailleurs ; le tout
était d'en prendre son parti dès le premier
jour ; et on finissait par se créer des distractions,
des jeux, beaucoup de passe-temps.



Ulrich Kunsi l'écoutait, les yeux baissés,
suivant en pensée ceux qui descendaient
vers le village par tous les festons de la
Gemmi.



Bientôt ils aperçurent l'auberge, à peine
visible, si petite, un point noir au pied de
la monstrueuse vague de neige.



Quand ils ouvrirent, Sam, le gros chien
frisé, se mit à gambader autour d'eux.



 — Allons, fils, dit le vieux Gaspard, nous
n'avons plus de femme maintenant, il faut
préparer le dîner, tu vas éplucher les
pommes de terre.



Et tous deux, s'asseyant sur des escabeaux
de bois, commencèrent à tremper la
soupe.



La matinée du lendemain sembla longue
à Ulrich Kunsi. Le vieux Hari fumait et
crachait dans l'âtre, tandis que le jeune
homme regardait par la fenêtre l'éclatante
montagne en face de la maison.



Il sortit dans l'après-midi, et refaisant le
trajet de la veille, il cherchait sur le sol
les traces des sabots du mulet qui avait
porté les deux femmes. Puis quand il fut au
col de la Gemmi, il se coucha sur le ventre
au bord de l'abîme, et regarda Loëche.



Le village dans son puits de rocher
n'était pas encore noyé sous la neige, bien
qu'elle vint tout près de lui, arrêtée net
par les forêts de sapins qui protégeaient
ses environs. Ses maisons basses ressemblaient,
de là-haut, à des pavés, dans une
prairie.



La petite Hauser était là, maintenant,
dans une de ces demeures grises. Dans laquelle ?
Ulrich Kunsi se trouvait trop loin
pour les distinguer séparément. Comme il
aurait voulu descendre, pendant qu'il le
pouvait encore !



Mais le soleil avait disparu derrière la
grande cime de Wildstrubel ; et le jeune
homme rentra. Le père Hari fumait. En
voyant revenir son compagnon, il lui proposa
une partie de cartes ; et ils s'assirent
en face l'un de l'autre des deux côtés de la
table.



Ils jouèrent longtemps, un jeu simple
qu'on nomme la brisque, puis, ayant
soupé, ils se couchèrent.



Les jours qui suivirent furent pareils au
premier, clairs et froids, sans neige nouvelle.
Le vieux Gaspard passait ses après-midi
à guetter les aigles et les rares oiseaux
qui s'aventurent sur ces sommets glacés,
tandis que Ulrich retournait régulièrement
au col de la Gemmi pour contempler le village.
Puis ils jouaient aux cartes, aux dés,
aux dominos, gagnaient et perdaient de
petits objets pour intéresser leur partie.



Un matin, Hari, levé le premier, appela
son compagnon. Un nuage mouvant, profond
et léger, d'écume blanche s'abattait
sur eux, autour d'eux, sans bruit, les ensevelissait
peu à peu sous un épais et sourd
matelas de mousse. Cela dura quatre jours
et quatre nuits. Il fallut dégager la porte et
les fenêtres, creuser un couloir et tailler des
marches pour s'élever sur cette poudre de
glace que douze heures de gelée avaient rendue
plus dure que le granit des moraines.



Alors, ils vécurent comme des prisonniers,
ne s'aventurant plus guère en dehors
de leur demeure. Ils s'étaient partagé les
besognes qu'ils accomplissaient régulièrement.
Ulrich Kunsi se chargeait des nettoyages,
des lavages, de tous les soins et
de tous les travaux de propreté. C'était lui
aussi qui cassait le bois, tandis que Gaspard
Hari faisait la cuisine et entretenait le feu.
Leurs ouvrages, réguliers et monotones,
étaient interrompus par de longues parties
de cartes ou de dés. Jamais ils ne se querellaient,
étant tous deux calmes et placides.
Jamais même ils n'avaient d'impatiences,
de mauvaise humeur, ni de paroles aigres,
car ils avaient fait provision de résignation
pour cet hivernage sur les sommets.



Quelquefois, le vieux Gaspard prenait
son fusil et s'en allait à la recherche des
chamois ; il en tuait de temps en temps.
C'était alors fête dans l'auberge de
Schwarenbach et grand festin de chair
fraîche.



Un matin, il partit ainsi. Le thermomètre
du dehors marquait dix-huit au-dessous
de glace. Le soleil n'étant pas encore levé,
le chasseur espérait surprendre les bêtes
aux abords du Wildstrubel.



Ulrich, demeuré seul, resta couché jusqu'à
dix heures. Il était d'un naturel dormeur ;
mais il n'eût point osé s'abandonner
ainsi à son penchant en présence du
vieux guide toujours ardent et matinal.



Il déjeuna lentement avec Sam, qui passait
aussi ses jours et ses nuits à dormir devant
le feu ; puis il se sentit triste, effrayé même
de la solitude, et saisi par le besoin de la
partie de cartes quotidienne, comme on
l'est par le désir d'une habitude invincible.



Alors il sortit pour aller au-devant de son
compagnon qui devait rentrer à quatre
heures.



La neige avait nivelé toute la profonde
vallée, comblant les crevasses, effaçant les
deux lacs, capitonnant les rochers ; ne faisant
plus, entre les sommets immenses,
qu'une immense cuve blanche régulière,
aveuglante et glacée.



Depuis trois semaines, Ulrich n'était
plus revenu au bord de l'abîme d'où il
regardait le village. Il y voulut retourner
avant de gravir les pentes qui conduisaient
à Wildstrubel. Loëche maintenant était
aussi sous la neige, et les demeures ne se
reconnaissaient plus guère, ensevelies sous
ce manteau pâle.



Puis, tournant à droite, il gagna le glacier
de Lœmmern. Il allait de son pas
allongé de montagnard, en frappant de son
bâton ferré la neige aussi dure que la
pierre. Et il cherchait avec son œil perçant
le petit point noir et mouvant, au loin,
sur cette nappe démesurée.



Quand il fut au bord du glacier, il s'arrêta,
se demandant si le vieux avait bien
pris ce chemin ; puis il se mit à longer les
moraines d'un pas plus rapide et plus
inquiet.



Le jour baissait ; les neiges devenaient
roses ; un vent sec et gelé courait par souffles
brusques sur leur surface de cristal.
Ulrich poussa un cri d'appel aigu, vibrant,
prolongé. La voix s'envola dans le silence
de mort où dormaient les montagnes ; elle
courut au loin, sur les vagues immobiles
et profondes d'écume glaciale, comme un
cri d'oiseau sur les vagues de la mer ;
puis elle s'éteignit et rien ne lui répondit.



Il se remit à marcher. Le soleil s'était
enfoncé, là-bas, derrière les cimes que les
reflets du ciel empourpraient encore ; mais
les profondeurs de la vallée devenaient
grises. Et le jeune homme eut peur tout à
coup. Il lui sembla que le silence, le froid,
la solitude, la mort hivernale de ces monts
entraient en lui, allaient arrêter et geler
son sang, raidir ses membres, faire de lui
un être immobile et glacé. Et il se mit à
courir, s'enfuyant vers sa demeure. Le
vieux, pensait-il, était rentré pendant son
absence. Il avait pris un autre chemin ; il
serait assis devant le feu, avec un chamois
mort à ses pieds.



Bientôt il aperçut l'auberge. Aucune
fumée n'en sortait. Ulrich courut plus vite,
ouvrit la porte. Sam s'élança pour le fêter,
mais Gaspard Hari n'était point revenu.



Effaré, Kunsi tournait sur lui-même,
comme s'il se fût attendu à découvrir son
compagnon caché dans un coin. Puis il
ralluma le feu et fit la soupe, espérant
toujours voir revenir le vieillard.



De temps en temps, il sortait pour regarder
s'il n'apparaissait pas. La nuit était
tombée, la nuit blafarde des montagnes,
la nuit pâle, la nuit livide qu'éclairait, au
bord de l'horizon, un croissant jaune et
fin prêt à tomber derrière les sommets.



Puis le jeune homme rentrait, s'asseyait,
se chauffait les pieds et les mains
en rêvant aux accidents possibles.



Gaspard avait pu se casser une jambe,
tomber dans un trou, faire un faux pas
qui lui avait tordu la cheville. Et il restait
étendu dans la neige, saisi, raidi par le
froid, l'âme en détresse, perdu, criant
peut-être au secours, appelant de toute la
force de sa gorge dans le silence de la
nuit.



Mais où ? La montagne était si vaste, si
rude, si périlleuse aux environs, surtout
en cette saison, qu'il aurait fallu être dix
ou vingt guides et marcher pendant huit
jours dans tous les sens pour trouver un
homme en cette immensité.



Ulrich Kunsi, cependant, se résolut à
partir avec Sam si Gaspard Hari n'était
point revenu entre minuit et une heure du
matin.



Et il fit ses préparatifs.



Il mit deux jours de vivres dans un sac,
prit ses crampons d'acier, roula autour de
sa taille une corde longue, mince et forte,
vérifia l'état de son bâton ferré et de la hachette
qui sert à tailler des degrés dans la
glace. Puis il attendit. Le feu brûlait dans
la cheminée ; le gros chien ronflait sous la
clarté de la flamme ; l'horloge battait
comme un cœur ses coups réguliers dans
sa gaine de bois sonore.



Il attendait, l'oreille éveillée aux bruits
lointains, frissonnant quand le vent léger
frôlait le toit et les murs.



Minuit sonna ; il tressaillit. Puis, comme
il se sentait frémissant et apeuré, il posa
de l'eau sur le feu, afin de boire du café
bien chaud avant de se mettre en route.



Quand l'horloge fit tinter une heure, il
se dressa, réveilla Sam, ouvrit la porte et
s'en alla dans la direction du Wildstrubel.
Pendant cinq heures, il monta, escaladant
des rochers au moyen de ses crampons,
taillant la glace, avançant toujours et parfois
hâlant, au bout de sa corde, le chien
resté au bas d'un escarpement trop rapide.
Il était six heures environ, quand il atteignit
un des sommets où le vieux Gaspard
venait souvent à la recherche des chamois.



Et il attendit que le jour se levât.



Le ciel pâlissait sur sa tête ; et soudain
une lueur bizarre, née on ne sait d'où,
éclaira brusquement l'immense océan des
cimes pâles qui s'étendaient à cent lieues
autour de lui. On eût dit que cette clarté
vague sortait de la neige elle-même pour
se répandre dans l'espace. Peu à peu les
sommets lointains les plus hauts devinrent
tous d'un rose tendre comme de la
chair, et le soleil rouge apparut derrière
les lourds géants des Alpes bernoises.



Ulrich Kunsi se remit en route. Il allait
comme un chasseur, courbé, épiant des
traces, disant au chien : « Cherche, mon
gros, cherche. »



Il redescendait la montagne à présent,
fouillant de l'œil les gouffres, et parfois
appelant, jetant un cri prolongé, mort bien
vite dans l'immensité muette. Alors, il
collait à terre l'oreille, pour écouter ; il
croyait distinguer une voix, se mettait à
courir, appelait de nouveau, n'entendait
plus rien et s'asseyait, épuisé, désespéré.
Vers midi, il déjeuna et fit manger Sam,
aussi las que lui-même. Puis il recommença
ses recherches.



Quand le soir vint, il marchait encore,
ayant parcouru cinquante kilomètres de
montagne. Comme il se trouvait trop loin
de sa maison pour y rentrer, et trop fatigué
pour se traîner plus longtemps, il
creusa un trou dans la neige et s'y blottit
avec son chien, sous une couverture
qu'il avait apportée. Et ils se couchèrent
l'un contre l'autre, l'homme, et la
bête, chauffant leurs corps l'un à l'autre
et gelés jusqu'aux moëlles cependant.



Ulrich ne dormit guère, l'esprit hanté
de visions, les membres secoués de frissons.



Le jour allait paraître quand il se releva.
Ses jambes étaient raides comme des barres
de fer, son âme faible à le faire crier
d'angoisse, son cœur palpitant à le laisser
choir d'émotion dès qu'il croyait entendre
un bruit quelconque.



Il pensa soudain qu'il allait aussi mourir
de froid dans cette solitude, et l'épouvante
de cette mort, fouettant son
énergie, réveilla sa vigueur.



Il descendait maintenant vers l'auberge,
tombant, se relevant, suivi de loin par
Sam, qui boitait sur trois pattes.



Ils atteignirent Schwarenbach seulement
vers quatre heures de l'après-midi. La maison
était vide. Le jeune homme fit du feu,
mangea et s'endormit, tellement abruti
qu'il ne pensait plus à rien.



Il dormit longtemps, très longtemps,
d'un sommeil invincible. Mais soudain,
une voix, un cri, un nom : « Ulrich », secoua
son engourdissement profond et le fit
se dresser. Avait-il rêvé ? Était-ce un de
ces appels bizarres qui traversent les rêves
des âmes inquiètes ? Non, il l'entendait
encore, ce cri vibrant, entré dans son
oreille et resté dans sa chair jusqu'au bout
de ses doigts nerveux. Certes, on avait
crié ; on avait appelé : « Ulrich ! » Quelqu'un
était là, près de la maison. Il n'en
pouvait douter. Il ouvrit donc la porte et
hurla : « C'est toi, Gaspard ! » de toute la
puissance de sa gorge.



Rien ne répondit ; aucun son, aucun
murmure, aucun gémissement, rien. Il
faisait nuit. La neige était blême.



Le vent s'était levé, le vent glacé qui
brise les pierres et ne laisse rien de vivant
sur ces hauteurs abandonnées. Il passait
par souffles brusques plus desséchants et
plus mortels que le vent de feu du désert.
Ulrich, de nouveau, cria : « Gaspard ! — Gaspard ! — Gaspard ! »



Puis il attendit. Tout demeura muet
sur la montagne ! Alors, une épouvante
le secoua jusqu'aux os. D'un bond il
rentra dans l'auberge, ferma la porte et
poussa les verrous ; puis il tomba grelottant
sur une chaise, certain qu'il venait
d'être appelé par son camarade au moment
où il rendait l'esprit.



De cela il était sûr, comme on est sûr
de vivre ou de manger du pain. Le vieux
Gaspard Hari avait agonisé pendant deux
jours et trois nuits quelque part, dans un
trou, dans un de ces profonds ravins immaculés
dont la blancheur est plus sinistre
que les ténèbres des souterrains. Il
avait agonisé pendant deux jours et trois
nuits, et il venait de mourir tout à l'heure
en pensant à son compagnon. Et son âme,
à peine libre, s'était envolée vers l'auberge
où dormait Ulrich, et elle l'avait
appelé de par la vertu mystérieuse et terrible
qu'ont les âmes des morts de hanter
les vivants. Elle avait crié, cette âme sans
voix, dans l'âme accablée du dormeur ;
elle avait crié son adieu dernier, ou son
reproche, ou sa malédiction sur l'homme
qui n'avait point assez cherché.



Et Ulrich la sentait là, tout près, derrière
le mur, derrière la porte qu'il venait
de refermer. Elle rôdait, comme un oiseau
de nuit qui frôle de ses plumes une fenêtre
éclairée ; et le jeune homme éperdu
était prêt à hurler d'horreur. Il voulait
s'enfuir et n'osait point sortir ; il n'osait
point et n'oserait plus désormais, car le
fantôme resterait là, jour et nuit, autour
de l'auberge, tant que le corps du vieux
guide n'aurait pas été retrouvé et déposé
dans la terre bénite d'un cimetière.



Le jour vint et Kunsi reprit un peu
d'assurance au retour brillant du soleil.
Il prépara son repas, fit la soupe de son
chien, puis il demeura sur une chaise,
immobile, le cœur torturé, pensant au
vieux couché sur la neige.



Puis, dès que la nuit recouvrit la montagne,
des terreurs nouvelles l'assaillirent.
Il marchait maintenant dans la cuisine
noire, éclairée à peine par la flamme
d'une chandelle, il marchait d'un bout à
l'autre de la pièce, à grands pas, écoutant,
écoutant si le cri effrayant de l'autre
nuit n'allait pas encore traverser le silence
morne du dehors. Et il se sentait seul, le
misérable, comme aucun homme n'avait
jamais été seul ! Il était seul dans cet immense
désert de neige, seul à deux mille
mètres au-dessus de la terre habitée, au-dessus
des maisons humaines, au-dessus
de la vie qui s'agite, bruit et palpite, seul
dans le ciel glacé ! Une envie folle le tenaillait
de se sauver n'importe où, n'importe
comment, de descendre à Loëche en
se jetant dans l'abîme ; mais il n'osait
seulement pas ouvrir la porte, sûr que
l'autre, le mort, lui barrerait la route, pour
ne pas rester seul non plus là-haut.



Vers minuit, las de marcher, accablé
d'angoisse et de peur, il s'assoupit enfin
sur une chaise, car il redoutait son lit
comme on redoute un lieu hanté.



Et soudain le cri strident de l'autre soir
lui déchira les oreilles, si suraigu qu'Ulrich
étendit les bras pour repousser le
revenant, et il tomba sur le dos avec son
siège.



Sam, réveillé par le bruit, se mit à
hurler comme hurlent les chiens effrayés,
et il tournait autour du logis cherchant
d'où venait le danger. Parvenu près de la
porte, il flaira dessous, soufflant et reniflant
avec force, le poil hérissé, la queue
droite et grognant.



Kunsi, éperdu, s'était levé et, tenant
par un pied sa chaise, il cria : « N'entre
pas, n'entre pas, n'entre pas ou je te tue. »
Et le chien, excité par cette menace,
aboyait avec fureur contre l'invisible ennemi
que défiait la voix de son maître.



Sam, peu à peu, se calma et revint
s'étendre auprès du foyer, mais il demeurait
inquiet, la tête levée, les yeux brillants
et grondant entre ses crocs.



Ulrich, à son tour, reprit ses sens, mais
comme il se sentait défaillir de terreur, il
alla chercher une bouteille d'eau-de-vie
dans le buffet, et il en but, coup sur coup,
plusieurs verres. Ses idées devenaient
vagues ; son courage s'affermissait ; une
fièvre de feu glissait dans ses veines.



Il ne mangea guère le lendemain, se
bornant à boire de l'alcool. Et pendant
plusieurs jours de suite il vécut, saoul
comme une brute. Dès que la pensée de
Gaspard Hari lui revenait, il recommençait
à boire jusqu'à l'instant où il tombait
sur le sol, abattu par l'ivresse. Et il restait
là, sur la face, ivre mort, les membres
rompus, ronflant, le front par terre.
Mais à peine avait-il digéré le liquide affolant
et brûlant, que le cri toujours le même
« Ulrich ! » le réveillait comme une balle
qui lui aurait percé le crâne ; et il se dressait
chancelant encore, étendant les mains
pour ne point tomber, appelant Sam à son
secours. Et le chien, qui semblait devenir
fou comme son maître, se précipitait sur
la porte, la grattait de ses griffes, la rongeait
de ses longues dents blanches, tandis
que le jeune homme, le col renversé,
la tête en l'air, avalait à pleines gorgées,
comme de l'eau fraîche après une course,
l'eau-de-vie qui tout à l'heure endormirait
de nouveau sa pensée, et son souvenir, et
sa terreur éperdue.



En trois semaines, il absorba toute sa
provision d'alcool. Mais cette saoulerie
continue ne faisait qu'assoupir son épouvante
qui se réveilla plus furieuse dès qu'il
lui fut impossible de la calmer. L'idée fixe
alors, exaspérée par un mois d'ivresse, et
grandissant sans cesse dans l'absolue solitude,
s'enfonçait en lui à la façon d'une
vrille. Il marchait maintenant dans sa demeure
ainsi qu'une bête en cage, collant
son oreille à la porte pour écouter si l'autre
était là, et le défiant, à travers le
mur.



Puis, dès qu'il sommeillait, vaincu par
la fatigue, il entendait la voix qui le faisait
bondir sur ses pieds.



Une nuit enfin, pareil aux lâches poussés
à bout, il se précipita sur la porte et
l'ouvrît pour voir celui qui l'appelait et
pour le forcer à se taire.



Il reçut en plein visage un souffle d'air
froid qui le glaça jusqu'aux os et il referma
le battant et poussa les verrous,
sans remarquer que Sam s'était élancé
dehors. Puis, frémissant, il jeta du bois
au feu, et s'assit devant pour se chauffer ;
mais soudain il tressaillit, quelqu'un grattait
le mur en pleurant.



Il cria éperdu : « Va-t-en. » Une plainte
lui répondit, longue et douloureuse.



Alors tout ce qui lui restait de raison
fut emporté par la terreur. Il répétait « Va-t-en »
en tournant sur lui-même pour
trouver un coin où se cacher. L'autre, pleurant
toujours, passait le long de la maison
en se frottant contre le mur. Ulrich s'élança
vers le buffet de chêne plein de vaisselle
et de provisions, et, le soulevant avec
une force surhumaine, il le traîna jusqu'à la
porte, pour s'appuyer d'une barricade.
Puis, entassant les uns sur les autres tout ce
qui restait de meubles, les matelas, les
paillasses, les chaises, il boucha la fenêtre
comme on fait lorsqu'un ennemi vous
assiège.



Mais celui du dehors poussait maintenant
de grands gémissements lugubres auxquels
le jeune homme se mit à répondre par des
gémissements pareils.



Et des jours et des nuits se passèrent
sans qu'ils cessassent de hurler l'un et
l'autre. L'un tournait sans cesse autour
de la maison et fouillait la muraille de ses
ongles avec tant de force qu'il semblait
vouloir la démolir ; l'autre, au dedans, suivait
tous ses mouvements, courbé, l'oreille
collée contre la pierre, et il répondait
à tous ses appels par d'épouvantables
cris.



Un soir, Ulrich n'entendit plus rien ; et
il s'assit, tellement brisé de fatigue qu'il
s'endormit aussitôt.



Il se réveilla sans un souvenir, sans une
pensée, comme si toute sa tête se fût vidée
pendant ce sommeil accablé. Il avait faim,
il mangea.








L'hiver était fini. Le passage de la
Gemmi redevenait praticable ; et la famille
Hauser se mit en route pour rentrer dans
son auberge.



Dès qu'elles eurent atteint le haut de
la montée les femmes grimpèrent sur leur
mulet, et elles parlèrent des deux hommes
qu'elles allaient retrouver tout à l'heure.



Elles s'étonnaient que l'un deux ne fût
pas descendu quelques jours plus tôt, dès
que la route était devenue possible, pour
donner des nouvelles de leur long hivernage.



On aperçut enfin l'auberge encore couverte
et capitonnée de neige. La porte et
la fenêtre étaient closes ; un peu de fumée
sortait du toit, ce qui rassura le père Hauser.
Mais en approchant, il aperçut, sur le
seuil, un squelette d'animal dépecé par les aigles,
un grand squelette couché sur le flanc.



Tous l'examinèrent. « Ça doit être Sam, »
dit la mère. Et elle appela : « Hé, Gaspard. »
Un cri répondit à l'intérieur, un cri
aigu, qu'on eût dit poussé par une bête. Le
père Hauser répéta : « Hé, Gaspard. » Un
autre cri pareil au premier se fit entendre.



Alors les trois hommes, le père et les
deux fils, essayèrent d'ouvrir la porte. Elle
résista. Ils prirent dans l'étable vide une
longue poutre comme bélier, et la lancèrent
à toute volée. Le bois cria, céda, les
planches volèrent en morceaux ; puis un
grand bruit ébranla la maison et ils aperçurent,
dedans, derrière le buffet écroulé
un homme debout, avec des cheveux qui
lui tombaient aux épaules, une barbe qui
lui tombait sur la poitrine, des yeux brillants
et des lambeaux d'étoffe sur le
corps.



Ils ne le reconnaissaient point, mais
Louise Hauser s'écria : « C'est Ulrich, maman. »
Et la mère constata que c'était Ulrich,
bien que ses cheveux fussent blancs.



Il les laissa venir ; il se laissa toucher ;
mais il ne répondit point aux questions
qu'on lui posa ; et il fallut le conduire
à Loëche où les médecins constatèrent
qu'il était fou.



Et personne ne sut jamais ce qu'était
devenu son compagnon.



La petite Hauser faillit mourir, cet été-là,
d'une maladie de langueur qu'on attribua
au froid de la montagne.















LE VAGABOND








Depuis quarante jours, il marchait, cherchant
partout du travail. Il avait quitté
son pays, Ville-Avaray, dans la Manche,
parce que l'ouvrage manquait. Compagnon
charpentier, âgé de vingt-sept ans, bon sujet,
vaillant, il était resté pendant deux
mois à la charge de sa famille, lui, fils
aîné, n'ayant plus qu'à croiser ses bras
vigoureux, dans le chômage général. Le
pain devint rare dans la maison ; les deux
sœurs allaient en journée, mais gagnaient
peu ; et lui, Jacques Randel, le plus fort,
ne faisait rien parce qu'il n'avait rien à
faire, et mangeait la soupe des autres.



Alors, il s'était informé à la mairie ; et
le secrétaire avait répondu qu'on trouvait
à s'occuper dans le Centre.



Il était donc parti, muni de papiers et
de certificats, avec sept francs dans sa poche
et portant sur l'épaule, dans un mouchoir
bleu attaché au bout de son bâton,
une paire de souliers de rechange, une
culotte et une chemise.



Et il avait marché sans repos, pendant
les jours et les nuits, par les interminables
routes, sous le soleil et sous les pluies,
sans arriver jamais à ce pays mystérieux
où les ouvriers trouvent de l'ouvrage.



Il s'entêta d'abord à cette idée qu'il ne
devait travailler qu'à la charpente, puisqu'il
était charpentier. Mais, dans tous les
chantiers où il se présenta, on répondit
qu'on venait de congédier des hommes,
faute de commandes, et il se résolut,
se trouvant à bout de ressources, à accomplir
toutes les besognes qu'il rencontrerait
sur son chemin.



Donc, il fut tour à tour terrassier, valet
d'écurie, scieur de pierres ; il cassa du bois,
ébrancha des arbres, creusa un puits, mêla
du mortier, lia des fagots, garda des chèvres
sur une montagne, tout cela moyennant
quelques sous, car il n'obtenait, de
temps en temps, deux ou trois jours de
travail qu'en se proposant à vil prix, pour
tenter l'avarice des patrons et des paysans.



Et maintenant, depuis une semaine, il
ne trouvait plus rien, il n'avait plus rien et
il mangeait un peu de pain, grâce à la charité
des femmes qu'il implorait sur le seuil
des portes, en passant le long des routes.



Le soir tombait, Jacques Randel harassé,
les jambes brisées, le ventre vide,
l'âme en détresse, marchait nu-pieds sur
l'herbe au bord du chemin, car il ménageait
sa dernière paire de souliers, l'autre
n'existant plus depuis longtemps déjà.
C'était un samedi, vers la fin de l'automne.
Les nuages gris roulaient dans le
ciel, lourds et rapides, sous les poussées
du vent qui sifflait dans les arbres. On sentait
qu'il pleuvrait bientôt. La campagne
était déserte, à cette tombée de jour, la
veille d'un dimanche. De place en place,
dans les champs, s'élevaient, pareilles à
des champignons jaunes, monstrueux, des
meules de paille égrenées ; et les terres
semblaient nues, étant ensemencées déjà
pour l'autre année.



Randel avait faim, une faim de bête,
une de ces faims qui jettent les loups sur
les hommes. Exténué, il allongeait les
jambes pour faire moins de pas, et, la tête
pesante, le sang bourdonnant aux tempes,
les yeux rouges, la bouche sèche, il serrait
son bâton dans sa main avec l'envie
vague de frapper à tour de bras sur le premier
passant qu'il rencontrerait rentrant
chez lui manger la soupe.



Il regardait les bords de la route avec
l'image, dans les yeux, de pommes de terre
défouies, restées sur le sol retourné. S'il
en avait trouvé quelques-unes, il eût ramassé
du bois mort, fait un petit feu dans
le fossé, et bien soupé, ma foi, avec le légume
chaud et rond, qu'il eût tenu d'abord,
brûlant, dans ses mains froides.



Mais la saison était passée, et il devrait,
comme la veille, ronger une betterave crue,
arrachée dans un sillon.



Depuis deux jours il parlait haut en allongeant
le pas sous l'obsession de ses
idées. Il n'avait guère pensé, jusque-là, appliquant
tout son esprit, toutes ses simples
facultés, à sa besogne professionnelle.
Mais voilà que la fatigue, cette poursuite
acharnée d'un travail introuvable, les refus,
les rebuffades, les nuits passées sur l'herbe,
le jeûne, le mépris qu'il sentait chez les
sédentaires pour le vagabond, cette question
posée chaque jour : « Pourquoi ne
restez-vous pas chez vous ? » le chagrin de
ne pouvoir occuper ses bras vaillants qu'il
sentait pleins de force, le souvenir des
parents demeurés à la maison et qui n'avaient
guère de sous, non plus, l'emplissaient,
peu à peu d'une colère lente, amassée
chaque jour, chaque heure, chaque minute,
et qui s'échappait de sa bouche, malgré
lui, en phrases courtes et grondantes.



Tout en trébuchant sur les pierres qui
roulaient sous ses pieds nus, il grognait :
« Misère... misère... tas de cochons...
laisser crever de faim un homme... un
charpentier... tas de cochons... pas quatre
sous... pas quatre sous... v'là qu'il pleut...
tas de cochons !... »



Il s'indignait de l'injustice du sort et s'en
prenait aux hommes, à tous les hommes,
de ce que la nature, la grande mère aveugle,
est inéquitable, féroce et perfide.



Il répétait, les dents serrées : « Tas de
cochons ! » en regardant la mince fumée
grise qui sortait des toits, à cette heure
du dîner. Et, sans réfléchir à cette autre
injustice, humaine celle-là, qui se nomme
violence et vol, il avait envie d'entrer dans
une de ces demeures, d'assommer les habitants
et de se mettre à table, à leur place.



Il disait : « J'ai pas le droit de vivre,
maintenant... puisqu'on me laisse crever
de faim... je ne demande qu'à travailler,
pourtant... tas de cochons ! » Et la souffrance
de ses membres, la souffrance de
son ventre, la souffrance de son cœur lui
montaient à la tête comme une ivresse
redoutable, et faisaient naître, en son cerveau,
cette idée simple : « J'ai le droit de
vivre, puisque je respire, puisque l'air est
à tout le monde. Alors, donc, on n'a pas
le droit de me laisser sans pain ! »



La pluie tombait, fine, serrée, glacée.
Il s'arrêta et murmura : « Misère... encore
un mois de route avant de rentrer à la
maison... » Il revenait en effet chez lui
maintenant, comprenant qu'il trouverait
plutôt à s'occuper dans sa ville natale, où
il était connu, en faisant n'importe quoi,
que sur les grands chemins où tout le
monde le suspectait.



Puisque la charpente n'allait pas, il deviendrait
manœuvre, gâcheur de plâtre,
terrassier, casseur de cailloux. Quand il
ne gagnerait que vingt sous par jour, ce
serait toujours de quoi manger.



Il noua autour de son cou ce qui restait
de son dernier mouchoir, afin d'empêcher
l'eau froide de lui couler dans le dos et
sur la poitrine. Mais il sentit bientôt
qu'elle traversait déjà la mince toile de
ses vêtements et il jeta autour de lui un
regard d'angoisse, d'être perdu qui ne
sait plus où cacher son corps, où reposer
sa tête, qui n'a pas un abri par le monde.



La nuit venait, couvrant d'ombre les
champs. Il aperçut, au loin, dans un pré,
une tache sombre sur l'herbe, une vache.
Il enjamba le fossé de la route et alla
vers elle, sans trop savoir ce qu'il faisait.



Quand il fut auprès, elle leva vers lui sa
grosse tête, et il pensa : « Si seulement j'avais
un pot, je pourrais boire un peu de lait. »



Il regardait la vache ; et la vache le regardait ;
puis, soudain, lui lançant dans
le flanc un grand coup de pied : « Debout ! »
dit-il.



La bête se dressa lentement, laissant
pendre sous elle sa lourde mamelle ; alors
l'homme se coucha sur le dos, entre les
pattes de l'animal, et il but, longtemps,
longtemps, pressant de ses deux mains le
pis gonflé, chaud, et qui sentait l'étable.
Il but tant qu'il resta du lait dans cette
source vivante.



Mais la pluie glacée tombait plus serrée,
et toute la plaine était nue sans lui montrer
un refuge. Il avait froid ; et il regardait
une lumière qui brillait entre les arbres,
à la fenêtre d'une maison.



La vache s'était recouchée, lourdement.
Il s'assit à côté d'elle, en lui flattant la
tête, reconnaissant d'avoir été nourri. Le
souffle épais et fort de la bête, sortant de
ses naseaux comme deux jets de vapeur
dans l'air du soir, passait sur la face de
l'ouvrier qui se mit à dire : « Tu n'as pas
froid là-dedans, toi. »



Maintenant, il promenait ses mains sur
le poitrail, sous les pattes, pour y trouver
de la chaleur. Alors une idée lui vint, celle
de se coucher et de passer la nuit contre
ce gros ventre tiède. Il chercha donc une
place, pour être bien, et posa juste son
front contre la mamelle puissante qui l'avait
abreuvé tout à l'heure. Puis, comme il était
brisé de fatigue, il s'endormit tout à coup.



Mais, plusieurs fois, il se réveilla, le dos
ou le ventre glacé, selon qu'il appliquait
l'un ou l'autre sur le flanc de l'animal ;
alors il se retournait pour réchauffer et
sécher la partie de son corps qui était
restée à l'air de la nuit ; et il se rendormait
bientôt de son sommeil accablé.



Un coq chantant le mit debout. L'aube
allait paraître ; il ne pleuvait plus ; le ciel
était pur.



La vache se reposait, le mufle sur le sol ; il
se baissa en s'appuyant sur ses mains, pour
baiser cette large narine de chair humide,
et il dit : « Adieu, ma belle... à une autre
fois... t'es une bonne bête... Adieu... »



Puis il mit ses souliers, et s'en alla.



Pendant deux heures, il marcha devant
lui, suivant toujours la même route ; puis
une lassitude l'envahit si grande, qu'il
s'assit dans l'herbe.



Le jour était venu ; les cloches des églises
sonnaient, des hommes en blouse
bleue, des femmes en bonnet blanc, soit à
pied, soit montés en des charrettes, commençaient
à passer sur les chemins, allant
aux villages voisins fêter le dimanche chez
des amis, chez des parents.



Un gros paysan parut, poussant devant lui
une vingtaine de moutons inquiets et bêlants
qu'un chien rapide maintenait en troupeau.



Randel se leva, salua : « Vous n'auriez
pas du travail pour un ouvrier qui meurt
de faim ? » dit-il.



L'autre répondit en jetant au vagabond
un regard méchant :



 — Je n'ai point de travail pour les gens
que je rencontre sur les routes.



Et le charpentier retourna s'asseoir sur
le fossé.



Il attendit longtemps ; regardant défiler
devant lui les campagnards, et cherchant
une bonne figure, un visage compatissant
pour recommencer sa prière.



Il choisit une sorte de bourgeois en redingote,
dont une chaîne d'or ornait le ventre.



 — Je cherche du travail depuis deux
mois, dit-il. Je ne trouve rien ; et je n'ai
plus un sou dans ma poche.



Le demi-monsieur répliqua : « Vous
auriez dû lire l'avis affiché à l'entrée du
pays. — La mendicité est interdite sur le
territoire de la commune. — Sachez que
je suis le maire, et, si vous ne filez pas
bien vite, je vais vous faire ramasser. »



Randel, que la colère gagnait, murmura :
« Faites-moi ramasser si vous
voulez, j'aime mieux cela, je ne mourrai
pas de faim, au moins. »



Et il retourna s'asseoir sur son fossé.



Au bout d'un quart d'heure, en effet,
deux gendarmes apparurent sur la route.
Ils marchaient lentement, côte à côte, bien
en vue, brillants au soleil avec leurs chapeaux
cirés, leurs buffleteries jaunes et
leurs boutons de métal, comme pour effrayer
les malfaiteurs et les mettre en fuite
de loin, de très loin.



Le charpentier comprit bien qu'ils venaient
pour lui ; mais il ne remua pas,
saisi soudain d'une envie sourde de les
braver, d'être pris par eux, et de se venger,
plus tard.



Ils approchaient sans paraître l'avoir vu,
allant de leur pas militaire, lourd et balancé
comme la marche des oies. Puis tout
à coup, en passant devant lui, ils eurent
l'air de le découvrir, s'arrêtèrent et se mirent
à le dévisager d'un œil menaçant et furieux.



Et le brigadier s'avança en demandant :



 — Qu'est-ce que vous faites ici ?



L'homme répliqua tranquillement :



 — Je me repose.



 — D'où venez-vous ?



 — S'il fallait vous dire tous les pays où
j'ai passé, j'en aurais pour plus d'une heure.



 — Où allez-vous ?



 — A Ville-Avaray.



 — Où c'est-il ça ?



 — Dans la Manche.



 — C'est votre pays ?



 — C'est mon pays.



 — Pourquoi en êtes-vous parti ?



 — Pour chercher du travail.



Le brigadier se retourna vers son gendarme,
et, du ton colère d'un homme que
la même supercherie finit par exaspérer :



 — Ils disent tous ça, ces bougres-là.
Mais je la connais, moi.



Puis il reprit :



 — Vous avez des papiers ?



 — Oui, j'en ai.



 — Donnez-les.



Randel prit dans sa poche ses papiers,
ses certificats, de pauvres papiers usés et
sales qui s'en allaient en morceaux, et les
tendit au soldat.



L'autre les épelait en ânonnant, puis
constatant qu'ils étaient en règle, il les
rendit avec l'air mécontent d'un homme
qu'un plus malin vient de jouer.



Après quelques moments de réflexion,
il demanda de nouveau :



 — Vous avez de l'argent sur vous ?



 — Non.



 — Rien ?



 — Rien.



 — Pas un sou seulement ?



 — Pas un sou seulement !



 — De quoi vivez-vous, alors ?



 — De ce qu'on me donne.



 — Vous mendiez, alors ?



Randel répondit résolument :



 — Oui, quand je peux.



Mais le gendarme déclara : « Je vous
prends en flagrant délit de vagabondage et
de mendicité, sans ressource et sans profession,
sur la route, et je vous enjoins de
me suivre. »



Le charpentier se leva.



 — Ousque vous voudrez, dit-il.



Et se plaçant entre les deux militaires
avant même d'en recevoir l'ordre, il ajouta :



 — Allez, coffrez-moi. Ça me mettra un
toit sur la tête quand il pleut.



Et ils partirent vers le village dont on
apercevait les tuiles, à travers des arbres
dépouillés de feuilles, à un quart de lieue
de distance.



C'était l'heure de la messe, quand ils
traversèrent le pays. La place était pleine
de monde, et deux haies se formèrent aussitôt
pour voir passer le malfaiteur qu'une
troupe d'enfants excités suivait. Paysans
et paysannes le regardaient, cet homme
arrêté, entre deux gendarmes, avec une
haine allumée dans les yeux, et une envie
de lui jeter des pierres, de lui arracher la
peau avec les ongles, de l'écraser sous
leurs pieds. On se demandait s'il avait volé
et s'il avait tué. Le boucher, ancien spahi,
affirma : « C'est un déserteur. » Le débitant
de tabac crut le reconnaître pour un
homme qui lui avait passé une pièce fausse
de cinquante centimes, le matin même, et le
quincailler vit en lui indubitablement l'introuvable
assassin de la veuve Malet que
la police cherchait depuis six mois.



Dans la salle du conseil municipal, où
ses gardiens le firent entrer, Randel
retrouva le maire, assis devant la table
des délibérations et flanqué de l'instituteur.



 — Ah ! ah ! s'écria le magistrat, vous
revoilà, mon gaillard. Je vous avais bien
dit que je vous ferais coffrer. Eh bien,
brigadier, qu'est-ce que c'est ? »



Le brigadier répondit : « Un vagabond
sans feu ni lieu, monsieur le maire, sans
ressources et sans argent sur lui, à ce
qu'il affirme, arrêté en état de mendicité
et de vagabondage, muni de bons certificats
et de papiers bien en règle. »



 — Montrez-moi ces papiers, dit le
maire. Il les prit, les lut, les relut, les
rendit, puis ordonna : « Fouillez-le. » On
fouilla Randel ; on ne trouva rien.



Le maire semblait perplexe. Il demanda
à l'ouvrier :



 — Que faisiez-vous, ce matin, sur la route ?



 — Je cherchais de l'ouvrage.



 — De l'ouvrage ?... Sur la grand'route ?



 — Comment voulez-vous que j'en trouve
si je me cache dans les bois ?



Ils se dévisageaient tous les deux avec
une haine de bêtes appartenant à des races
ennemies. Le magistrat reprit : « Je vais
vous faire mettre en liberté, mais que je
ne vous y reprenne pas ! »



Le charpentier répondit : « J'aime
mieux que vous me gardiez. J'en ai assez
de courir les chemins. »



Le maire prit un air sévère :



 — Taisez-vous.



Puis il ordonna aux gendarmes :



 — Vous conduirez cet homme à deux
cents mètres du village, et vous le laisserez
continuer son chemin.



L'ouvrier dit : « Faites-moi donner à
manger, au moins. »



L'autre fut indigné : « Il ne manquerait
plus que de vous nourrir ! Ah ! ah ! ah !
elle est forte celle-là ! »



Mais Randel reprit avec fermeté : « Si
vous me laissez encore crever de faim,
vous me forcerez à faire un mauvais coup.
Tant pis pour vous autres, les gros. »



Le maire s'était levé, et il répéta :
« Emmenez-le vite, parce que je finirais
par me fâcher. »



Les deux gendarmes saisirent donc le
charpentier par les bras et l'entraînèrent.
Il se laissa faire, retraversa le village, se
retrouva sur la route ; et les hommes
l'ayant conduit à deux cents mètres de la
borne kilométrique, le brigadier déclara :



 — Voilà, filez et que je ne vous revoie
point dans le pays, ou bien vous aurez de
mes nouvelles.



Et Randel se mit en route sans rien répondre,
et sans savoir où il allait. Il marcha devant
lui un quart d'heure ou vingt minutes,
tellement abruti qu'il ne pensait plus à rien.



Mais soudain, en passant devant une petite
maison dont la fenêtre était entr'ouverte
une odeur de pot-au-feu lui entra dans la
poitrine et l'arrêta net, devant ce logis.



Et, tout à coup, la faim, une faim féroce,
dévorante, affolante, le souleva, faillit le
jeter comme une brute contre les murs de
cette demeure.



Il dit, tout haut, d'une voix grondante :
« Nom de Dieu ! faut qu'on m'en donne, cette
fois. » Et il se mit à heurter la porte à grands
coups de son bâton. Personne ne répondit ;
il frappa plus fort, criant : « Hé ! hé !
hé ! là dedans, les gens ! hé ! ouvrez ! »



Rien ne remua ; alors, s'approchant de
la fenêtre, il la poussa avec sa main, et l'air
enfermé de la cuisine, l'air tiède plein de
senteurs de bouillon chaud, de viande
cuite et de choux s'échappa vers l'air froid
du dehors.



D'un saut, le charpentier fut dans la
pièce. Deux couverts étaient mis sur une
table. Les propriétaires, partis sans doute
à la messe, avaient laissé sur le feu leur
dîner, le bon bouilli du dimanche, avec la
soupe grasse aux légumes.



Un pain frais attendait sur la cheminée,
entre deux bouteilles qui semblaient pleines.



Randel d'abord se jeta sur le pain, le
cassa avec autant de violence que s'il eût
étranglé un homme, puis il se mit à le
manger voracement, par grandes bouchées
vite avalées. Mais l'odeur de la
viande, presque aussitôt, l'attira vers la
cheminée, et, ayant ôté le couvercle du
pot, il y plongea une fourchette et fit sortir
un gros morceau de bœuf, lié d'une
ficelle. Puis il prit encore des choux, des
carottes, des oignons, jusqu'à ce que son
assiette fût pleine, et, l'ayant posée sur la
table, il s'assit devant, coupa le bouilli en
quatre parts et dîna comme s'il eût été chez
lui. Quand il eut dévoré le morceau presque
entier, plus une quantité de légumes, il
s'aperçut qu'il avait soif et il alla chercher
une des bouteilles posées sur la cheminée.



A peine vit-il le liquide en son verre
qu'il reconnut de l'eau-de-vie. Tant pis,
c'était chaud, cela lui mettrait du feu dans
les veines, ce serait bon, après avoir eu si
froid ; et il but.



Il trouva cela bon en effet, car il en avait
perdu l'habitude ; il s'en versa de nouveau
un plein verre, qu'il avala en deux
gorgées. Et, presque aussitôt, il se sentit
gai, réjoui par l'alcool comme si un grand
bonheur lui avait coulé dans le ventre.



Il continuait à manger, moins vite, en
mâchant lentement et trempant son pain
dans le bouillon. Toute la peau de son
corps était devenue brûlante, le front surtout
où le sang battait.



Mais, soudain, une cloche tinta au loin.
C'était la messe qui finissait ; et un instinct
plutôt qu'une peur, l'instinct de prudence
qui guide et rend perspicaces tous
les êtres en danger, fit se dresser le charpentier,
qui mit dans une poche le reste
du pain, dans l'autre la bouteille d'eau-de-vie,
et, à pas furtifs, gagna la fenêtre et
regarda la route.



Elle était encore toute vide. Il sauta
et se remit en marche ; mais, au lieu
de suivre le grand chemin, il fuit à travers
champs vers un bois qu'il apercevait.



Il se sentait alerte, fort, joyeux, content
de ce qu'il avait fait et tellement souple
qu'il sautait les clôtures des champs, à
pieds joints, d'un seul bond.



Dès qu'il fut sous les arbres, il tira de
nouveau la bouteille de sa poche, et se remit
à boire, par grandes lampées, tout en
marchant. Alors ses idées se brouillèrent,
ses yeux devinrent troubles, ses jambes
élastiques comme des ressorts.



Il chantait la vieille chanson populaire :



Ah ! qu'il fait donc bon

Qu'il fait donc bon

Cueillir la fraise.


Il marchait maintenant sur une mousse
épaisse, humide et fraîche, et ce tapis
doux sous les pieds lui donna des envies
folles de faire la culbute, comme un enfant.



Il prit son élan, cabriola ; se releva, recommença.
Et, entre chaque pirouette, il
se remettait à chanter :



Ah ! qu'il fait donc bon

Qu'il fait donc bon

Cueillir la fraise.


Tout à coup, il se trouva au bord d'un
chemin creux et il aperçut, dans le fond,
une grande fille, une servante qui rentrait
au village, portant aux mains deux seaux de
lait, écartés d'elle par un cercle de barrique.



Il la guettait, penché, les yeux allumés
comme ceux d'un chien qui voit une caille.



Elle le découvrit, leva la tête, se mit à
rire et lui cria :



 — C'est-il vous qui chantiez comme ça ?



Il ne répondit point et sauta dans le ravin,
bien que le talus fût haut de six pieds
au moins.



Elle dit, le voyant soudain debout devant
elle : « Cristi, vous m'avez fait peur ! »



Mais il ne l'entendait pas, il était ivre,
il était fou, soulevé par une autre rage
plus dévorante que la faim, enfiévré par
l'alcool, par l'irrésistible furie d'un homme
qui manque de tout, depuis deux mois, et
qui est gris, et qui est jeune, ardent, brûlé
par tous les appétits que la nature a semés
dans la chair vigoureuse des mâles.



La fille reculait devant lui, effrayée de
son visage, de ses yeux, de sa bouche entr'ouverte,
de ses mains tendues.



Il la saisit par les épaules, et, sans dire
un mot, la culbuta sur le chemin.



Elle laissa tomber ses seaux qui roulèrent
à grand bruit en répandant leur lait,
puis elle cria, puis, comprenant que rien
ne servirait d'appeler dans ce désert, et
voyant bien à présent qu'il n'en voulait pas
à sa vie, elle céda, sans trop de peine, pas
très fâchée, car il était fort, le gars, mais
par trop brutal vraiment.



Quand elle se fut relevée, l'idée de ses
seaux répandus l'emplit tout à coup de fureur,
et, ôtant son sabot d'un pied, elle se
jeta, à son tour, sur l'homme, pour lui
casser la tête s'il ne payait pas son lait.



Mais lui, se méprenant à cette attaque
violente, un peu dégrisé, éperdu, épouvanté
de ce qu'il avait fait, se sauva de
toute la vitesse de ses jarrets, tandis qu'elle
lui jetait des pierres, dont quelques-unes
l'atteignirent dans le dos.



Il courut longtemps, longtemps, puis il
se sentit las comme il ne l'avait jamais
été. Ses jambes devenaient molles à ne le
plus porter ; toutes ses idées étaient brouillées,
il perdait souvenir de tout, ne pouvait
plus réfléchir à rien.



Et il s'assit au pied d'un arbre.



Au bout de cinq minutes il dormait.



Il fut réveillé par un grand choc, et, ouvrant
les yeux, il aperçut deux tricornes
de cuir verni penchés sur lui, et les deux
gendarmes du matin qui lui tenaient et lui
liaient les bras.



 — Je savais bien que je te repincerais,
dit le brigadier goguenard.



Randel se leva sans répondre un mot.
Les hommes le secouaient, prêts à le rudoyer,
s'il faisait un geste, car il était
leur proie à présent, il était devenu du
gibier de prison, capturé par ces chasseurs
de criminels qui ne le lâcheraient plus.



 — En route ! commanda le gendarme.



Ils partirent. Le soir venait, étendant
sur la terre un crépuscule d'automne, lourd
et sinistre.



Au bout d'une demi-heure, ils atteignirent
le village.



Toutes les portes étaient ouvertes, car
on savait les événements. Paysans et
paysannes, soulevés de colère, comme si
chacun eût été volé, comme si chacune eût
été violée, voulaient voir rentrer le misérable
pour lui jeter des injures.



Ce fut une huée qui commença à la première
maison pour finir à la mairie, où le
maire attendait aussi, vengé lui-même de
ce vagabond.



Dès qu'il l'aperçut, il cria de loin :



 — Ah ! mon gaillard ! nous y sommes.



Et il se frottait les mains, content
comme il l'était rarement.



Il reprit : « Je l'avais dit, je l'avais dit,
rien qu'en le voyant sur la route. »



Puis, avec un redoublement de joie :



 — Ah ! gredin, ah ! sale gredin, tu tiens
tes vingt ans, mon gaillard !










FIN















LE HORLA



AMOUR



LE TROU



SAUVÉE



CLOCHETTE



LE MARQUIS DE FUMEROL



LE SIGNE



LE DIABLE



LES ROIS



AU BOIS



UNE FAMILLE



JOSEPH



L'AUBERGE



LE VAGABOND











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